Femmes en gilets jaunes à Boulogne-sur-mer – Gilets jaunes au féminin ! Marre d’être …

Femmes en gilets jaunes à Boulogne-sur-mer

Nous avons sollicité la contribution d’une camarade(1) afin qu’elle nous fasse partager son expérience vécue au sein du collectif des gilets jaunes de Boulogne-sur-mer. Cette initiative nous semble être l’une des plus intéressantes et des plus inattendues observées localement. Elle confirme, que cette lutte est un véritable mouvement qui malgré toutes ses contradictions bouscule les rôles sociaux en son sein et porte des pratiques émancipatrices.  

(1) Nous tenons à préciser toutefois que, si c’est avec plaisir que nous illustrons le texte de la camarade avec le flyer des gilets jaunes au féminin, nous n’en partageons pas la conclusion. Nous pensons que porter la revendication du RIC est un coup de frein donné au mouvement, si ce n’est l’amorce d’un recul. Le débat est ouvert …

Gilets jaunes au féminin ! Marre d’être …

C’est sur les ronds-points, la nuit, sous la pluie, qu’on s’est rencontrées. Moi je commençais à peine à rejoindre avec prudence ce mouvement, que j’avais observé longtemps de loin, un peu méfiante de cette révolte qui n’avait ni drapeau, ni idéologie définie. Ce sont les femmes(1) qui m’ont accueillie, sans reproche et sans méfiance. Les gars ne parlent pas beaucoup, à part quelques uns, plus à l’aise, et qui se munissent vite d’un micro ou d’un mégaphone. Les femmes parlent, entre elles, mais sans hiérarchie palpable. Elles parlent, de cette parole domestique, qui est la seule qu’on leur réserve. Elles racontent, vite, à toutes ces nouvelles camarades de lutte, leur colère, leurs problèmes du quotidien de plus en plus difficile à affronter. Un quotidien qui tourne autour de trois sujets : la nourriture, la santé et surtout les enfants, leurs études, leur garde. 

Je suis militante, féministe, célibataire et donc perplexe, d’abord. En sommes-nous encore à nous limiter à ces sujets qui devraient être également partagés, entre hommes et femmes ? Ne peut-on pas, nous aussi, porter un discours plus analytique, moins émotionnel ? 

Quelques femmes sur le rond-point tentent d’améliorer la stratégie de blocage, tout en résistant aux pressions des policier.e.s présent.e.s qui nous poussent, de plus en plus fermement, vers le trottoir. Peu de ces bons conseils sont entendus par le groupe. Elles me le disent : depuis trois semaines, il y a une bonne entente avec les gars, souvent leurs maris, leurs frères, leurs voisins, leurs collègues, mais peu d’écoute. 

Christelle, une femme de marin, épaulée par son frère, marin aussi, lance l’idée : on devrait manifester qu’entre femmes, nous au moins on se comprend. J’adhère immédiatement à cette perspective. Il faut admettre que pour moi, profe, et nouvellement arrivée dans le mouvement, encore réticente à endosser le jaune, au lieu de mon rouge habituel, le dialogue est plus facile avec elles, étudiantes comme ma fille ou mères de famille comme moi, qu’avec ces têtes d’hommes taciturnes noircies par la fumée des pneus, dont je ne connais que théoriquement le mode de vie. On se met d’accord via Messenger et, dès le lendemain après-midi, nous sommes une petite dizaine à nous réunir sous la grande tente provisoirement installée comme QG sous un pont, près d’un des rond-points stratégiques des blocages locaux. 

Nous ne nous connaissons pas mais, autour d’une petite clope, la conversation prend vite, à l’extérieur, en attendant avec angoisse les copines que nous avions invitées la veille sur le réseau. Passée la déception de ne pas voir arriver certaines, l’esprit reste positif. Il faut faire comprendre à nos camarades hommes maintenant que nous devons rester seules pour nous organiser. Intrigués, ils restent d’abord là. Un des porte-paroles masculins proposent qu’ils entrent s’asseoir avec nous « Mais sans parler, hein ! ». Nous refusons d’une blague. Je le sais, certaines ne parleront pas si des hommes sont dans la même pièce. Denise et Elodie, la belle-sœur de Christelle, n’ont d’ailleurs pas dit un mot depuis leur arrivée. Nous entrons et nous installons en cercle, avec force politesse pour nous partager les quelques chaises ou plutôt sièges improvisés. Une grande attention est portée à l’autre, instinctivement. Comme dans tous les milieux, tous les sexes, certaines maitrisent mieux la parole que d’autres, mais globalement tout le monde a parlé, même les plus timides, grâce à cette qualité d’écoute que je n’ai rencontré qu’en de rares occasions, et souvent entre femmes. On ne coupe pas la parole, on veille aux plus fragiles, on s’encourage. Ca fait du bien. 

Chacune se présente, et les histoires défilent : la paie qui ne rentre plus, ou si peu, les enfants à élever au mieux quand même. Les parents et amis qu’on sollicite, la fierté en berne, pour finir le mois avec quelque chose dans l’assiette des enfants. Les coûts de santé et d’éducation qui augmentent. Je mords mes lèvres, moi, la laïcarde, quand une maman me dit qu’elle paie (avec l’aide de sa mère) pour mettre ses trois enfants dans le privé alors qu’elle a du mal à manger. Je pleure intérieurement le service public assassiné pour lequel je travaille et pour lequel je lutte. Deux étudiantes présentes décrivent le coût de leurs études, privées également, les boulots et autres sacrifices qu’elles sont obligées de faire pour y arriver. Plusieurs personnes abordent aussi des coûts de santé (qui ne devraient pas exister, au pays de la Sécurité Sociale) ou des invalidités (maux de dos, une maladie du travail invisibilisée), reconnues, mais insuffisamment pour être indemnisées. Les petits contrats, les petits salaires, aussi irréguliers qu’insuffisants. 

Aucune ne se plaint pour elle, sinon toujours pour la famille. Toutes parlent des doubles journées même si, elles le rajoutent vite, les hommes les aident plus qu’avant. Certaines attendent toutefois longtemps des pensions alimentaires qui n’arrivent que trop rarement, voire jamais, du père de leurs enfants. Finalement, à ma déception, nous parlons assez peu des conditions de travail. Pourtant, il y aurait beaucoup à dire, je le sais, pour toutes ces femmes qui travaillent en grande partie dans l’aide à la personne (soin aux personnes âgées ou aux enfants, et ménages). Les étudiantes veulent également travailler dans l’éducatif, le social. 

Après ce long tour d’une table inexistante, l’organisation de la manifestation va vite, très vite. Le jour est défini tout de suite : le mercredi, parce que c’est le jour où on ne peut pas travailler quand on a des enfants. En France, les temps partiels(2) sont le plus souvent pris par les femmes dans les foyers car leur salaire est le plus souvent le plus bas des deux et parce que … c’est comme ça ! Surtout quand on n’a pas de famille à proximité pour aider à la garde d’enfants. On parle « rassemblement » parce que c’est légal mais on tombe vite d’accord sur une manifestation que l’on ne déclarera pas. Aucune n’a confiance dans la préfecture, aucune ne veut signer. Toutes sont déterminées à se faire entendre, légalement ou pas. Nous n’aurons que très peu parlé politique « politicienne », conscientes que si nulle n’a voté Macron, nos histoires et nos choix sont différents à ce niveau. Certaines, comme Sophie, cheminote, ou Denise, militent déjà à gauche (« J’ai assuré la régie pendant des années à la Fête de l’Huma, sans jamais un merci des gars qui ont besoin de moi, une fois j’ai même fait grève, pour qu’ils se rendent comptent de ma présence », nous confie cette femme de sapeur-pompier, qui a suivi son homme dans toute la France au gré des mutations.), certaines ont reporté leur colère sur des partis d’extrême-droite, d’autres ne votent pas, ou plus. Pour ne pas casser notre belle convergence, nous n’avons aucun problème à mettre ces questions de côté, pour le moment : nous voulons toutes la démission de Macron et c’est déjà ça, le reste on verra après ! Quand j’esquisse quelques explications économiques ou sociales, on m’écoute, on me demande des sources ou de prêter des bouquins. Personne ne critique l’autre de ses choix. 

A la sortie, une quinzaine de gars nous attendent, curieux. Ils veulent savoir ce qu’on a prévu. Ils approuvent et laissent faire. Un des gars, un peu frustré d’être exclu, propose de mettre une perruque et une jupe pour pouvoir défiler avec nous. Nous lui proposons de porter la jupe et les talons toute la semaine, pour voir, il refuse, un peu contrit. On se comprend. Nous leur répétons que c’est une « manif féminine », pas « féministe », on parle d’un impact médiatique, de revendications à nous. Mais, nous nous le sommes dit, entre nous, nous avons conscience de l’aspect féministe de cette manifestation… Là, il faut rassurer les copains. 

On se sépare, émues, pour mieux se retrouver quelques minutes plus tard via Messenger. Ce réseau social de conversation que je fuis habituellement fait vibrer mon téléphone toutes les minutes, on s’envoie des musiques, on s’échange des idées pour la manif de mercredi, même si tout le monde fait bien attention de ne pas révéler notre parcours illégal sur le net. Toutes y mettent du leur, invitent des amies, publient sur des sites, des pages, des groupes. Les idées de mise en scène fusent. Et l’on se prend à rêver devant l’accueil positif que l’on reçoit, à quelques exceptions près. Les reproches de ces anonymes derrière l’écran ? Avoir inclus les enfants qui « devraient être à l’école » (un mercredi après-midi!), ne pas être derrière nos fourneaux ou à la vaisselle, emmener les enfants dehors dans le froid (à 14h) au lieu de les laisser « au chaud devant la console ou la télé » ! Des reproches partagés par des femmes comme des hommes. La solidarité et la parole virtuelle, ça fait deux. Ceci dit, la réception est plutôt bonne dans l’ensemble. 

C’est pourquoi nous sommes plutôt un peu déçues à voir la vingtaine de femmes présentes ce premier mercredi. Nos copines qui avaient promis ne sont pas toutes venues… Mais quel plaisir de se voir ! On s’embrasse comme si on se connaissait de longue date, à tu et à toi, à « m’man » et à « filles ». On attend, au soleil (pour que les petits n’aient pas froid), devant la mairie, observées avec étonnement par les passants et par les quelques employés de mairie, dans un surréaliste décor de village de Noël en construction. L’ambiance est vraiment très bonne. Pour parler au journaliste de la radio qui s’est déplacé jusqu’à nous, c’est Christelle et moi qui nous y collons mais la plupart des femmes, dont la langue se délie pourtant entre nous, ne veulent pas s’exprimer au nom du groupe. Ca remet en question ce que l’on répète avec sincérité, pas de cheffe, pas de porte-parole. C’est cette parole inhibée qui est la clé de notre rassemblement. C’est dur, quand depuis petite on ne t’écoute pas, d’oser parler publiquement. Nos velléités de vidéos à faire circuler sur le net pour exposer nos problèmes ont d’ailleurs fait long feu. Parler entre nous, oui, mais s’exposer, non. 

Un camarade encarté à la France Insoumise, ayant vu l’appel, tente de se joindre à nous, pile au moment de la photo, il est repoussé gentiment mais fermement : « Que des femmes ! » Le message a du mal à passer, quelques gilets jaunes hommes veulent absolument nous rejoindre ou nous « protéger ». On laisse faire tant qu’ils restent à distance. Ils nous suivent de loin, entre admiration et étonnement. 

Le groupe se met en marche vers 14h45, après une longue attente. Nous n’avons rien déclaré, et pour l’instant, nous ne sommes suivies que par le gilet jaune qui souhaite fermer la marche de sa voiture. De la vieille ville, nous rejoignons maladroitement la rue d’Artois. Nous avons du mal à garder le pas très lent que nous avions décidé. On sent les femmes dynamiques qui ont l’habitude de marcher vite. Nous trouvons vite quelques slogans improvisés sur le tas, que nous répéterons durant toute la manifestation « sauvage ». «Qui c’est qui s’galère ? C’est nous ? Qui c’est qu’est en colère ? C’est nous ? Qui c’est qui n’a plus de ronds ? C’est nous ! Qui c’est qu’aime pas Macron? c’est nous!». Ce «nous» scandé soude la troupe. Des déclinaisons de slogans surviennent parfois , moins graves, plus taquins, et nous pouffons de rire : « Qui c’est qui veut se faire belle ? Pour qui c’est la vaisselle ? ». Même le policier qui finit par nous « escorter » (le plus possible en direction des rues piétonnes, évidemment !) ne peut cacher ses sourires. Sur le chemin, un grand capital de sympathie quand nous interpellons d’autres femmes, souvent accompagnées d’enfants. Nous n’avions hélas prévu ni tract ni flyer pour le prochain rendez-vous, les infos sont données de vive voix. Arrivées au bout d’une heure de gène à la circulation devant la sous- préfecture, les discours prévus sortent avec peine. Seules Ever et Christelle prennent courageusement la parole pour présenter les difficultés que nous avions évoquées en réunion, mais entre la pression de la police (passée d’un escorteur à trois voitures) et le froid qui nous atteint, nous nous dispersons assez vite, en ayant l’impression que, à vingt ou à plus, le rendez-vous est bien confirmé, nous recommencerons, aussi longtemps qu’il le faut, car il n’y a plus le choix ! 

RASSEMBLEMENT de femmes en colère, tous les mercredis à 14h devant la mairie de Boulogne- sur-Mer. Prenez vos gilets jaunes. 

Boulogne-sur-mer, le 18/12/2018

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(1) D’après un article du Monde : le 11 décembre 2018, par un collectif de chercheurs : « Dans ce mouvement les hommes (54%) sont plus nombreux que les femmes (45%). Malgré cela, la grande proportion de femmes, souvent employées, une catégorie sociale traditionnellement peu mobilisée politiquement, est un fait notable. » […] « Les femmes ont toujours manifesté, comme le montrent de nombreuses études historiques, mais elles sont plus visibles cette fois. Il y a plusieurs raisons à cela : sans porte-parole officiel, syndicats ou représentants politiques, qui sont habituellement des hommes, en l’absence de structures, les médias ont été forcés de tourner leur attention vers des participants « ordinaires ». La forte dimension sociale du conflit et la place importante des revendications concernant les conditions de vie dans ce mouvement contribue à la visibilité des femmes. » 

(2) Source : Dares analyses janvier 2013 n°005 : En 2011, 82 % des salariés à temps partiel sont des femmes et 31 % des femmes salariées sont à temps partiel (contre 7 % des hommes). Pour les femmes, le nombre d’enfants à charge et leur âge sont des facteurs déterminants du travail à temps partiel. Ainsi, plus de 45 % des femmes ayant au moins trois enfants à charge travaillent à temps partiel, cette proportion atteignant 56 % pour celles dont le benjamin a entre 3 et 5 ans. 

Cette proportion est nettement plus faible pour les femmes n’ayant pas d’enfants de moins de 18 ans ou un seul enfant à charge (entre 25 % et 30 %). Pour les hommes, le nombre et l’âge des enfants à charge n’ont que peu d’influence sur le fait de travailler à temps partiel : ils travaillent même plus souvent à temps partiel lorsqu’ils n’ont pas d’enfants à charge. 

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