La liquidation de Sea France ou le grand bal des faux culs.

La liquidation de Sea France ou le grand bal des faux culs.

Depuis plusieurs semaines, la liquidation de la filière de la SNCF suscite une profusion de déclarations et de commentaires tous frappés du coin de l’hypocrisie. Patrons, journalistes, bureaucrates syndicaux et politiciens feignent d’ignorer que l’avenir de la société était scellé depuis longtemps. Dès après l’ouverture du Tunnel sous la Manche, la société de chemin de fer délaissa progressivement pour finalement l’abandonner son activité trans-Manche. Aujourd’hui, de présumées révélations sur la gestion opaque de la société et le pouvoir quasi illimité qu’y aurait exercé la section CFDT tombent à point nommé pour tous les pouvoirs petits et grands qui rejettent insidieusement la responsabilité de la faillite sur les travailleurs eux mêmes.


C’est en 1969 que la SNCF crée la Sealink, une filiale maritime qui exercera son activité dans le détroit du Pas-de-Calais sur laligne Calais Douvres. Plus court passage entre la France et l’Angleterre cette liaison demeure le premier lien de transbordement en Europe. En 1994 est inauguré l’ouverture du Tunnel sous la Manche. Deux ans plus tard, à la suite d’une série de rachats et fusions entre sociétés maritimes concurrentes, la Sealink prend le nom de SeaFrance.

Les conditions de la faillite

Plusieurs facteurs cumulés ont conduit à la liquidation de la compagnie. Le premier fut naturellement la concurrence directe qu’opposa dès 1994 le groupe Eurotunnel à SeaFrance. Le second fut en conséquence la stratégie poursuivie par la SNCF qui la conduira finalement à abandonner sa filiale. La disparition de Sea France n’est en réalité qu’une illustration de la politique conduite par la société de chemin de fer depuis plusieurs années, privilégiant les lignes à grande vitesse au détriment des dessertes de proximité. Mais peut être est-il utile de rappeler que la SNCF détient 69 % des parts de la société Eurostar qui exploite la ligne rapide reliant Paris à Londres. Cette société connaît à contrario de sa consoeur maritime une progression régulière de son chiffre d’affaire. Pour la seule année 2011, ce sont près de 19 millions de personnes et 17 millions de tonnes de marchandises qui ont emprunté le tunnel quand de son côté la société de ferry attendait un nouveau renflouement de sa trésorerie. A cela s’ajoute des choix opérés par la direction Sea France dans l’organisation de la production et des services qui se révéleront fatals. Ainsi en 2007, l’acquisition est faite d’un Ferry énergétivore et inadapté à la liaison trans-Manche pour un montant de 105 millions d’euros. Dans le même temps deux navires de la société demeuraient à quai à Dunkerque contribuant à désorganiser le service : absence de navire de remplacement, rotations de nuit à vide, etc… Il n’en fallait pas plus pour qu’en 2008, les caisses de la société soient vides. De son côté, la cour des comptes rapporte pour la période 2004-2008, l’absence manifeste de stratégie de la part de la SNCF à l’égard de sa filiale, “ne lui fixant pas d’objectif de développement”.

Par ailleurs, le contexte économique et l’application de certaines dispositions ont modifié l’amplitude de la fréquentation ainsi que la composition sociale de la clientèle. La fin des traversées sans véhicule et à partir de 1999 la disparition du “Duty Free” sur les navires, c’est à dire la vente de produits détaxés, notamment l’alcool et les cigarettes éloignèrent une importante clientèle populaire. Dans le même temps, une autre partie de la clientèle, plus aisée celle là et profitant de l’explosion du trafic aérien “low cost” délaissait le détroit au profit de destinations plus lointaines. Enfin, la dévaluation de 25 % de la monnaie anglaise allait défavoriser la compagnie dont les coûts de fonctionnement se paient en euros et les recettes se perçoivent en livres auprès de voyageurs principalement d’origine anglaise.
La liquidation et la fable des reclassements

D’abord rappelons que la liquidation de la société intervient après un premier plan social qui en 2010 supprima la moitié des effectifs de l’entreprise, soit 725 emplois. A l’époque, la presse nationale s’était bien gardée de rejoindre les quais calaisiens tout comme les émissaires de l’Elysée tant il est vrai que les élections ne préoccupaient encore ni la droite ni la gauche. Prononcée le 9 janvier par le tribunal de commerce de Paris, la liquidation avec cessation d’activité s’est soldée par 880 licenciements soit au total 1600 suppressions d’emplois en trois ans. Le président de la SNCF annonça immédiatement la reprise de l’ensemble des salariés au sein de la maison mère. Pour le compte de l’Elysée, Kosciusko-Morizet proposa un plan de 600 reclassements. Dans les faits, la SNCF donna trois jours aux salariés pour se prononcer sur des offres de postes extrêmement floues, parfois sises à l’étranger, certaines en doubles, d’autres disparaissant mystérieusement à mesure que le temps s’écoulait… Bilan : 15 personnes reclassées.

“Dérives syndicales” nous dit-on ?

Que n’a-t-on lu et entendu à propos des pratiques de la section CFDT Sea-France : “Main mise du syndicat”, “Violence et intimidation”, “Recrutement sous contrôle syndical”…(1) Un flot de lieux communs pour qui ne feint d’ignorer la véritable fonction qu’occupent les appareils syndicaux. A plus forte raison dans une situation de restructuration potentiellement grosse d’agitation et de conflit ouvert. L’histoire du contrôle qu’exercent dans le milieu maritime les syndicats sur la main d’oeuvre ouvrière ne demeure, semble-t-il, un mystère qu’aux yeux des seuls journalistes. Rappelons que le compromis passé après la seconde guerre mondiale entre patrons et syndicats reposait alors sur le pourvoit d’une main d’oeuvre suffisante et disciplinée par les uns, en contre-partie d’assurances en terme de salaires, d’horaires et de statuts par les autres. Ces accords ont garanti la paix sociale au patronat maritime et à l’Etat pendant près de quarante ans; période durant laquelle ces derniers n’auront de cesse de les remettre en question. Ils y parviendront progressivement et l’affaire SeaFrance n’est que l’un des derniers épisodes en date de cette histoire. Il est d’ailleurs piquant d’entendre la CGT hurler avec les loups, elle qui garde encore aujourd’hui de bien belles rentes de situation sur les quais.

En la circonstance, le contrôle de la main d’oeuvre par la bureaucratie CFDTiste est un fait indéniable, par ailleurs reconnu et intégré par les salariés eux mêmes. C’est justement la force de cet encadrement qui a donné du crédit auprès d’une majorité de salariés au projet de Scop porté par le syndicat. Comme l’affirmait une des employées du comité d’entreprise à propos du secrétaire de la section : “C’est un patron, il est dur, mais c’est un combattant…”. L’adhésion d’une partie non négligeable des marins au projet repose sur cette confiance placée dans ces cadres qui comme eux ont fait l’intégralité de leur carrière professionnelle et syndicale dans cette boîte. En lien, mais aussi au delà d’une certaine vassalité syndicale, perdure encore dans ce genre de secteur une identité forte liée au métier. Pour autant, le syndicat maritime Nord n’est pas le rejeton des sections de la CFDT exclues par E.Maire à la fin des années 70, loin s’en faut. Ses leaders, proches ou membres du Parti Socialiste ont reporté leurs espoirs dans le soutien bien hypothétique que, selon eux, le PS régional aurait dû leur apporter. Espoirs déçus s’il en est car Daniel Percheron, patron des socialistes du Pas-de-Calais et président du Conseil Régional, n’a jamais soutenu le projet contrairement à ce qu’il a pu laisser entendre(2). Et pour cause, puisque ni lui ni personne ne souhaite qu’il voit le jour.
Chérèque ou le pavillon de la complaisance patronale.

En s’appuyant sur un rapport de la cour des comptes, Chérèque a d’abord dénoncé : “les avantages octroyés à ses délégués” et « l’emprise » qu’aurait exercé sur la direction de l’entreprise la section CFDT de Sea France dont il devrait bientôt prononcer l’exclusion. Il nous avait pourtant semblé comprendre que la ligne poursuivie par cette confédération enseignait de se tenir non pas face au patron mais bien au plus près de lui, le plus près possible et en toutes circonstances… En somme, si nous comprenons bien, ce que Chérèque reproche à sa section c’est d’avoir trop bien appris de lui et de ses prédécesseurs … Toujours est-il que depuis, le syndicat Maritime Nord de la CFDT a déposé une plainte en diffamation contre lui après qu’il ai affirmé : “ avoir un peu honte du comportement pas honorable de ces militants ; et les révélations dans la presse et les langues qui se délient à Calais font qu’on est au delà de la présomption d’innocence”. A la suite de quoi, la section Sea France a reçu le soutien des syndicats maritimes de Bretagne et Méditerranée et de la fédération des Transports. Le 9 février le Conseil fédéral des Transports et de l’Equipement ont adopté une motion de maintien du syndicat au sein de la CFDT

Dans l’ombre du gouvernement, le Parti Socialiste à la manoeuvre

A la faveur de la campagne présidentielle, deux camps semblent s’être dessinés qui dans les faits n’en forment qu’un. Le Parti Socialiste joue un double jeu, entretenant devant les caméras et la presse le simulacre d’un appui à la Scop. Ainsi, Montebourg est assigné en justice par l’ancien directeur de Sea France, Pierre Fa, après avoir qualifié “d’escrocs” la direction de la société. Par ailleurs, le Conseil Général de Seine Maritime présidé un socialiste vient de refuser à mots couverts la location d’un de ses ferrys à la société Louis Dreyfus pour une prochaine exploitation de la liaison Douvres-Calais. Mais dans l’ombre, le vice président de la région Nord-Pas-de-Calais, Pierre de Saintignon, use de persuasion auprès de l’avocat de la CFDT afin qu’il convainc ses leaders de rencontrer le consortium Dreyfus/DFDS.

Un tapis rouge pour Louis Dreyfus Armement

Soutenu par Sarkozy, Louis Dreyfus Armement est un groupe multinational qui opère dans une cinquantaines de pays et avec lequel l’Etat français a l’habitude de traiter. Son patron est le président du Comité Transport du MEDEF et sa société annonce l’un des chiffres d’affaires les plus élevés de France. En mettant la main sur la ligne Calais Douvre, il n’est pas seulement certain de faire une affaire, il acquiert en plus la place de leader sur le trafic ferry au sein d’un réseau qui s’étendrait du Havre à Dunkerque en passant par Dieppe et Calais. C’est donc un candidat de poids soutenu par Chérèque et la direction de la CFDT, la mairie UMP de Calais, la Chambre de Commerce et d’Industrie(3), le “Collectif des non syndiqués”(4) et enfin les officiers de la CGC et de la CGT qui, on n’est jamais assez prudents prudents, réclament de leur côté certaines garanties …

Les pratiques de l’armateur Louis Dreyfus en quelques mots :

Le favori des pouvoirs à la reprise de la ligne trans-Manche, LDA, fut et demeure le patron à combattre pour les ex-marins de SeaFrance. La rumeur laisserait entendre que l’armateur aurait déjà commencé sa campagne de recrutement auprès d’anciens marins licenciés lors du premier plan social. Pour qui ignore tout des pratiques de la société en question un petit rappel s’impose. Louis Dreyfus Amateur (sous le sigle L.D.Lines) bénéficia de l’exclusivité de l’exploitation du Hub-Port inaugurée en 2009 à Boulogne-sur-mer pour un montant de 45 millions d’euros. Après avoir suffisamment profité de cette installation flambant neuf, LDA délocalisa son activité sur le port de Saint-Nazaire où on lui offrait quatre millions d’euros de rente publique annuelle dans l’exercice des rotations vers le port de Gijon au titre des “Autoroutes De la Mer”. Depuis, l’ infrastructure portuaire n’a jamais connu de retour d’activité. Résultat: 33 licenciements dont 17 salariés de la compagnie LD Lines et une dette d’un montant de 6 millions d’euros à l’année épongée par le Conseil Régional du Nord-Pas-de Calais. Précisons que depuis 2008 la même société touche 15 millions d’euros annuels au titre de la délégation de service public de la part du Conseil régional de Seine Maritime pour l’exploitation de la ligne Dieppe-Newhaven… Réputé pour ramasser les aides publiques et s’installer sur des créneaux à la limite de la viabilité, LDA communiqua dans un premier temps sur la reprise de la ligne Calais-Douvres avec l’embauche de 640 salariés issus des rang de Sea France. Depuis l’armateur s’est rétractée et n’en propose plus que la moitié…

Cap sur le Low Cost

Les travailleurs de SeaFrance se sont toujours opposés à l’arrivée du LDA sur le détroit au nom de la défense des salaires, des conditions de travail et des horaires. Seuls les navires des compagnies françaises à capitaux publics battant pavillon français offrent ces garanties car ils sont les seuls à bénéficier de remises fiscales compensatoires de la part de l’Etat. Il est évident que LDA ne reprendra pas le service à ces conditions d’autant qu’il annonce par avance une guerre tarifaire contre ses deux prochains concurrents directs P&O Ferries et Eurotunnel. Le consortium LDA/DFDS, à 82 % aux mains du groupe danois, ne vise rien moins que l’ exploitation Low Cost de la première ligne maritime de passagers en Europe. Casser les prix exige de fait une compression des coûts. Sur les ferrys, cela passe par l’ externalisation de certaines fonctions comme celle de l’hôtellerie, mais surtout par la baisse du coût de l’équipage et donc des salaires. Le moyen le plus simple afin d’y parvenir est de recourir à un registre maritime qui permet d’embaucher de la main d’oeuvre à bas coût. C’est le cas avec le registre international anglais ou les pavillons de complaisances.

Et la Scop dans tout cela ?

Pour l’heure, 308 personnes seraient encore engagées dans le projet. La question de l’apport demeure essentielle puisque la prise de participation se chiffrerait à 28 000 euros par salarié, soit 5000 euros de fonds propres et 23 000 euros d’aide de l’Etat. Mais rien n’est encore arrêté puisque la SNCF qui annonçait verser 60 000 euros à chaque salarié au titre de la prime extra-légale semble une fois encore ne pas honorer ses engagements. Le montant serait en réalité celui d’une moyenne calculée brute, certains travailleurs toucheront donc moins que d’autres. Sans oublier les 127 salariés exerçant en Angleterre sous l’enseigne “Sea France Limited” et dépendant du droit social anglais; pour eux, la somme perçue devrait être de 800 euros …

Mais peut-on encore parler de “Scop” depuis que le groupe Eurotunnel entend soutenir financièrement le projet. Préoccupé du danger que représente un concurrent comme LDA/DFDS sur le détroit, le groupe s’est soudainement engagé auprès de la CFDT imposant au passage ses conditions. Ayant décrété le projet de “Scop” décrédibilisé à la suite de la campagne de presse qu’il a essuyé(5), Eurotunnel entend acquérir trois des quatre navires de Sea France mais sous le régime d’une entreprise standard avec, cette fois, le soutien financier du président socialiste du Conseil Régional…

Dans ces conditions, la Scop serait-elle définitivement enterrée ? Il est difficile de l’affirmer. Par ailleurs, la procédure de la scop représente avant tout une forme juridique particulière de la propriété. En soi, elle peut parfaitement s’appliquer à une activité de navette maritime, même s’il est vrai que ce n’est pas dans ce secteur qu’elle soit la plus répandue, mais là n’est pas la question. Dans le cas présent, il s’agit d’abord pour les marins de garder un minimum de contrôle sur “qui” exploitera la force de travail, dans quelles conditions et à quel tarif. Alors, répétons-le, c’est aux travailleurs eux même et à eux seuls que revient de prendre les décisions qui les engagent. L’idée de la Scop a pu apparaître à nos yeux extérieurs, peut-être, comme la moins pire des solutions envisagée dans le cadre de cette liquidation. Non pas car elle serait une panacée en terme de tentative de “produire autrement” ou de remise en question des rapports sociaux, il ne semble pas que ce soit l’objectif que poursuivent ses protagonistes. Le projet de Scop a permis avant tout de maintenir une relative unité des travailleurs en leur offrant une perspective collective. C’est d’abord cette dimension là, celle de garder autant que faire ce peut un “collectif de lutte” qui dans le contexte nous a semblé primordial. Trop souvent le “sauve qui peut”, la résignation et l’éparpillement livrent les individu-es à l’isolement et accroît d’autant leur vulnérabilité. Si nous n’entretenons aucune illusion sur la finalité de ce genre de projet, il nous apparaît au moins comme une tentative de dépassement du “Je prends les indemnités -quand il y en a- et j’me casse” qui prévaut depuis un certain nombre d’années en pareilles circonstances.

A suivre.
Boulogne-sur-mer, le 15/02/2012.

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(1)La CFDT a recueilli 80 % des voix aux dernières élections professionnelles et syndique essentiellement les marins. Les officiers sont adhérents soit de la CGT soit de la CGC.
(2)Le Conseil Régional assure la gestion du port de Calais
(3)La CCI vient d’accorder l’accostage d’un premier navire au consortium LDA/DFDS.
(4)Ne nous y trompons pas, le “Collectif des non syndiqués” n’est pas une tentative de la base afin de déborder une CFDT qui aurait trop longtemps joué la carte de la cogestion avec le patronat. Au contraire, c’est un regroupement de salariés assez opportunistes qui savent ne rien craindre d’une reprise de l’activité par une société de transport lowcost. Composé essentiellement de travailleur-ses à terre (commerciaux, secrétaires etc…), ils dépendent de la législation du travail telle qu’elle s’applique en France et non du droit maritime. Concrètement ils ne seront pas exposés comme les marins à une reprise de l’activité sous un pavillon de complaisance comme l’appellent sans l’avouer les partisans de l’armateur Louis Dreyfus.
(5)Campagne de presse haineuse d’un quotidien local appartenant au groupe La Voix du Nord et reprise par la presse nationale. Le journal en question, Nord Littoral est allé jusqu’à ressortir un cadavre des placards et se livrer à des insinuations sur une affaire de décès en 1997 d’un intendant de bord retrouvé noyé dans la Manche après qu’il ait prétendument dénoncé des affaires de malversation au sein de la compagnie. Depuis l’avocat de la CFDT SeaFrance a déposé une plainte pour diffamation contre les titres de presse suivants : Nord littoral, Libération, le Figaro, Le journal du Dimanche, le Parisien, le Nouvel observateur et l’émission télévisée “C’est dans l’air”.

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