Pêche : sortir de la logique productiviste

Il est difficile d’affirmer que la situation de ce secteur s’améliore comme semble s’en convaincre une partie des responsables économiques locaux. Ces épiciers parlent de « modernisation de la filière ». A l’évidence, les évolutions que rencontre actuellement la pêche confirment son ancrage dans la sphère marchande. L’exploitation des stocks et leur dégradation s’accentuent, les tonnages baissent mais les cours montent et la grande distribution impose de plus en plus sa loi. Une autre voie est-elle encore possible ?

De la baisse des prises à la hausse des prix

        Un simple retour en arrière de quelques années seulement suffit à cerner les principaux traits du problème. Si la pêche boulonnaise débarquait encore 113 000 T de poisson en 1978, ce ne sont plus que 65 000 t qui le seront en 1995 pour moins de 55 000 t. en 1998. Le chiffre d’affaire connaît pour sa part une croissance proportionnellement inverse, puisqu’il a quasiment doublé en vingt ans atteignant 615 millions de francs l’année passée contre 347 millions deux décennies plus tôt. Pour l’année 98, il a connu malgré une baisse tendancielle des tonnages une progression de 10 %. Ce paradoxe s’explique aisément par la spécialisation à laquelle recourent nombre de pêcheries ; la rareté de certaines espèces leur apporte une compensation financière que ne sont plus en mesure d’assurer les stocks traditionnellement surexploités.

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    Cette évolution se traduit depuis quelques années par un déplacement des objectifs de pêche notamment de la pêche industrielle. Si aujourd’hui le hareng, le maquereau, l’églefin et le merlan jouent un rôle secondaire, c’est bien parce qu’on leur a trouvé des remplaçants de choix tels que l’empereur ou le grenadier, des espèces rares à forte valeur commerciale. Leur rareté a ainsi permis une hausse des cours de 24 %, de sorte que grâce à cette manne, la pêche hauturière réalise dorénavant 40 % de son chiffre d’affaire et 28 % de ses débarquements. Ce repli sur les espèces de grands fonds de l’ouest de l’Écosse offre au secteur un taux de profit acceptable voir en augmentation. Pour autant, il est difficile d’entrevoir au travers de ce choix autre chose qu’une issue à court terme sans perspective réelle. L’exploitation industrielle de ces d’espèces permet aujourd’hui d’engranger rapidement des profits mais le risque est inchangé pour les stocks qui n’attendrons pas cette fois plusieurs décennies avant de se tarir.

    Ajoutons à cela, une flotte industrielle boulonnaise qui atteint une moyenne d’ âge honorable sans qu’aucun projet nouveau ne soit annoncé. « Les navires ont entre vingt et quarante ans et les armateurs n’envisagent pas de nouvelle construction ». Le modèle productiviste vivrait-il ses dernières heures ? Le secteur a sans doute encore quelques années devant lui, et il serait hâtif de l’inhumer avant l’heure. Pour autant, le recours aux expédients commerciaux tel que l’annonce de l’état de la pêche avant retour semble dérisoire au regard de l’état des lieux. Certains sentent à l’évidence le vent tourner. J.M Legarrec, qui en parallèle à son activité locale se tourne ainsi vers les eaux africaines (voir encadré). Quant au secteur artisanal, qui avec ses 126 bateaux assure maintenant le gros des rentrées, il traverse également une passe difficile. En sept ans, la coopérative maritime d’ Etaples a vu baisser ses débarquements de 5 500 tonnes. Pour faire face à la situation, les commerciaux du secteur entendent privilégier la qualité en commercialisant des prises de choix à prix plus élevés et dorénavant labellisées.

L’impasse du marché

     La grande distribution entrée dans la partie, ne peut porter à elle seule la responsabilité du saccage de la ressource. Sans elle, le secteur connaîtrait d’identiques difficultés, mais le poids qu’elle acquiert depuis un passé proche dans la commercialisation des produits de la mer, rend plus lisible les raisons profondes de la crise . En moyenne, la consommation de poisson en France tourne autour de 25 kg par habitant, avec depuis les années 80 une tendance à la hausse de l’ordre de 27 %. Quand on sait que la grande distribution assure 63 % des ventes de ces denrées alimentaires, on comprend l’influence croissante qu’elle prend dans l’évolution du secteur. Certains groupes n’hésitent d’ailleurs pas à s’installer plus en amont de l’activité en devenant armateur ou mareyeur comme l’enseigne Intermarché par exemple. Leur objectif est de vendre aux meilleurs prix des volumes importants tout en réduisant les intermédiaires. Cette stratégie consiste à opérer un forcing auprès des coopératives afin qu’elles incitent les producteurs à fournir des produits de qualité en grande quantité, politique promotionnelle oblige. Naturellement, la grande distribution s’ arroge d’autorité le pouvoir de fixer les prix… Même si certains y voient un moyen de s’assurer des contrats – il faut pouvoir présenter quelques gagnants- les relations restent tendues entre les parties. C’est ainsi qu’en 1994, au plus fort du mouvement des marins-pêcheurs, la grande distribution a fait les frais de leur mécontentement. Depuis, quelques tables rondes ont tenté de faire se rencontrer les deux parties, mais il faut bien le dire les relations restent tendues, et pour cause…

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      Globalement, en monopolisant progressivement la commercialisation des produits, les grandes surfaces amplifient l’exploitation industrielle des fonds. Bruxelles en porte autant la responsabilité par son double discours. Si les instances européennes entendent dans un premier temps faire face à la raréfaction des espèces, c’est pour mieux laisser libre cours à des menées commerciales irresponsables. Cette trop fameuse exigence du marché a toujours présenté comme favorable ce qui l’était pour ses intérêts propres au détriment des ressources naturelles et des groupes humains . On pourrait d’ailleurs en tirer une comparaison aisée avec la crise qui frappe la petite paysannerie qui est aujourd’hui sacrifiée au profit des industriels de l’agro-business et leur base d’agriculteurs productivistes pensionnés par l’Europe.

Du problème des fonds au fond du problème

     Cela fait maintenant trente ans que l’activité rencontre des déséquilibres croissants ; l’alerte fut donnée dans les années 70 lorsque les stocks de la mer du Nord commencèrent à se tarir (2). Depuis, l’exploitation accrue des fonds sous l’effet conjugué de techniques et de moyens d’exploitation de plus en plus efficaces a provoqué une diminution du revenu moyen des producteurs et une réduction considérable de la ressource. Actuellement, les espèces de fond de 1’Atlantique Nord , longtemps les plus prisées, comme : la plie, la morue, le merlan, le cabillaud… connaissent une diminution de leurs prises de 4,5 millions de tonnes. A une autre échelle, ce sont 75 % des stocks classés par la FAO qui sont aujourd’hui surexploités ou épuisés. Concrètement, cela se traduit par une une baisse du nombre des individus, de leur longévité et de leur capacité de reproduction puisqu’ils sont toujours moins nombreux à en atteindre l’âge. Une logique qui va jusqu’à entraîner une modification des caractéristiques physiques de certaines espèces de la mer du Nord, comme la plie ou la morue, qui depuis 1920 ont connu une diminution de leur taille de l’ordre de 3 cm.

      Ajoutons à cela, que, les effets de cette politique ne se limitent pas aux stocks soumis aux pêcheries à des fins commerciales ; on sait que 30 à 50 % des prises n’intéressent pas les revendeurs, elles sont alors rejetées en mer; des rejets qui depuis longtemps ont des effets dévastateurs. De façon à conjurer la raréfaction des espèces, la réaction des exploitants fut de se doter d’outils toujours plus performants ; une fuite en avant à l’origine de l’endettement de nombre d’unités entraînées dans une spirale dont peu réussissent à s’extraire. On a donc affaire là à une crise qui frappe tant le milieu naturel que la sphère humaine et sociale. En cela, les enseignements que nous pouvons en tirer nous éclairent aujourd’hui sur la nature des défis à relever dans une période où le modèle capitaliste de développement reposant sur le productivisme craque de part en part.

Vers la rationalisation de l’exploitation

     La réponse de l’État en la matière ne laisse entrevoir aucune sortie écologique et sociale de la crise, tout au plus se contente-t-il de ménager la chèvre et le choux. La commission européenne, fidèle à son credo, propose dans sa « réforme des marchés de la pêche » de faire face à la raréfaction en adaptant principalement les captures aux besoins des marchés. Pour y parvenir, elle s’engage à verser des aides financières et incite les producteurs à conclure des accords avec les acheteurs avant les campagnes. Dans le même temps, Bruxelles envisage une réduction de la puissance des pêches par le renouvellement des unités et une modification du type de navire. A terme, on s’achemine vers la disparition des unités de pêche industrielle comme des canards boiteux de la flotte artisanale. En clair, on met sur pied une flotte semi-industrielle par le renouvellement et la réduction du nombre d’unités. Le Nord-Pas-de-Calais a ainsi obtenu la moitié des aides destinées au renouvellement des bateaux. S’il on ajoute à cela un arsenal juridique et économique passant par les quotas d’exploitation et notamment le contingentement des captures par le TAC (3), on peut en conclure qu’on s’achemine vers une rationalisation de l’exploitation des fonds. Néanmoins, cette adaptation recherchée de la capacité des pêcheries à l’état de la ressource ne constitue pas une garantie pour 1’avenir. Certains restent très prudents et s’interrogent sur un possible rétablissement des stocks malgré les mesures d’encadrement mises en place.

Quel avenir ?

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      Avec la ressource, ce sont aussi les structures sociales des ports qui sont touchées. La flotte artisanale boulonnaise a perdu 20 % de ses effectifs en 10 ans. L’avenir du secteur est incertain et les politiques d’adaptation et de limitation techniques montrent leurs limites. On ne peut alors envisager d’autre avenir pour la pêche que celui d’une nécessaire adéquation entre les intérêts des pêcheurs eux-mêmes et le respect des rythmes biologiques du milieu naturel. Nous savons maintenant que contrairement à ce que l’on a longtemps cru et que certains continuent de marteler, la ressource n’est pas inépuisable. Avant qu’il ne soit trop tard, il faut envisager la réorientation de la production vers la satisfaction de besoins alimentaires réels. C’est un choix politique, un choix de société en contradiction avec les intérêts du capital : industriels et commerçants qui modèlent jusqu’à nos comportements alimentaires. A un moment où le secteur rencontre des difficultés à recruter des jeunes voulant embarquer et pour cause… il faut peut être regarder du côté de ces paysans qui luttent pour re-développer un modèle d’agriculture respectueux du milieu naturel et du tissu social. Un modèle en rupture avec le productivisme et la concurrence.

Boulogne-sur-mer. Mai 1999.


Encadré 1 : Les prédateurs occidentaux

      Depuis une vingtaine d’années, la pêche européenne se replie sur les eaux africaines pour répondre aux objectifs du marché. Après avoir mis en péril les fonds de l’Atlantique nord, ces pêcheries réitèrent leurs exploits sous couvert d’accords signés par l’intermédiaire de Bruxelles avec plus d’une quinzaine de pays africains. Si les pouvoirs en place y voient un moyen de faire rentrer des devises, ces accords commerciaux constituent un danger supplémentaire pour les population. A terme, c’est les priver d’une ressource alimentaire vitale et contribuer à la destruction de tout un secteur économique et artisanal indispensable. C’est une fois encore, sacrifier les intérêts de populations locales sur l’autel des intérêts du capital occidental.

      Le boulonnais Le Garrec mènerait campagne dans les riches eaux au large de la Namibie, information qui reste à confirmer puisque ce pays s’était jusqu’à aujourd’hui opposé à ces accords. A noter que certains États comme le Maroc ou la Mauritanie souhaitent maintenant y mettre un terme.


Encadré 2 : Les 35 heures dans la pêche

     L’application de la loi Aubry vient d’être précisée (circulaire n°463 du 4/3/1999) pour les entreprises de pêche maritime pratiquant la rémunération à la part. La RTT pour le personnel navigant passe par une réduction du nombre de jours d’ embarquement, et une augmentation des jours de repos pris à terre. Le calcul de la durée du travail se fera sur la base du nombre de journées d’embarquement correspondant au nombre de jours de mer effectifs.

      La circulaire recommande par ailleurs aux entreprises de s’engager dans une nette amélioration des conditions de travail des marins salariés. Ces adaptations ont pour but de “diminuer la pénibilité du métier » et de le rendre « plus attractif pour les jeunes ». Rappelons simplement que la pêche est le secteur d’activité où les accidents du travail sont les plus nombreux et les plus graves proportionnellement aux effectifs.

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