Les rénovations urbaines des quartiers Transition/Chemin vert et Damrémont ou comment organiser le tri social et contrôler/chasser les classes populaires.

Les rénovations urbaines des quartiers Transition/Chemin vert et Damrémont ou comment organiser le tri social et contrôler/chasser les classes populaires.

 

Boulogne-sur-Mer se targue d’être un laboratoire de la rénovation urbaine avec d’importants travaux réalisés dans les quartiers Transition/Chemin vert mais aussi des travaux à prévoir dans le quartier de Damrémont . Sous couvert de venir en aide aux classes populaires en réhabilitant le bâti, les aménageurs et les bailleurs sociaux organisent en réalité un tri social entre « bons » et « mauvais » pauvres qui sont alors évincés de la ville et de ses services pour se retrouver de plus en plus dans les périphéries, loin du « droit à la ville »

 

La rénovation urbaine à Boulogne-sur-Mer

 

Avec la seconde guerre mondiale, la majeure partie de Boulogne-sur-mer est détruite par les bombardements, seule la vieille ville a été épargnée. Il est alors urgent de reconstruire et de reloger les 7 000 personnes qui ont perdu leur logement notamment sur Capécure qui était un quartier habité avant-guerre. La reconstruction va se faire à partir de 1947 selon le Plan Vivien (du nom de l’architecte en charge du projet). Réalisations phares de ce plan : les quatre tours Vivien, qui forment une barrière de béton face au quai Gambetta. Les quartiers Transition et Chemin vert (nom qui témoigne de l’ancienne présence de champs et de fermes) sont construits. Au début, ce sont de simples baraquements en bois puis on construit des grands ensembles à partir des années 50. Ces plans urbains séparent la zone résidentielle (plutôt sur la rive droite de la Liane) et la zone portuaire qui correspond globalement au quartier de marée Capécure (rive gauche de la Liane). Seule exception, le quartier Damrémont et sa grande tour bleutée qui a donné son nom au quartier.

 

A partir des années 80, les quartiers Chemin Vert/Transition et Damrémont se délabrent, les équipements collectifs deviennent obsolètes. Surtout, la crise que commence à connaître le secteur de la pêche se fait sentir : le chômage augmente, les processus d’exclusion sociale se renforcent. Au milieu des années 90, le Chemin Vert est classé en ZUS (zone urbaine sensible). Guy Lengagne, le maire de l’époque, lance les premières discussions sur la rénovation des quartiers boulonnais. Un concours d’architecte est lancé et remporté par Roland Castro (1), architecte-urbaniste parisien qui avec Frédéric Cuvillier (devenu maire) et Philippe Van de Maele (directeur de l’ANRU) vont lancer le projet ANRU (2).

La convention ANRU est signée en 2004 et prévoit des travaux sur 10 ans centrés dans un premier temps sur les quartiers Transition/Chemin vert. Le quartier Damrémont est prévu par la suite. Coût approximatif de ces dix années de travaux : environ 157 millions d’euros (3). Les financeurs sont l’ANRU (à hauteur de 38 millions d’euros), la commune, Habitat du Littoral (le bailleur social) et le Conseil régional. Sur les 1 012 logements, 746 sont démolis, 781 reconstruits. On détruit les grands ensembles pour des logements semi-individuels (2 étages maximum). La place d’Argentine a la prétention d’être un nouveau centre du quartier. Une salle de spectacle (le Carré Sam) est installée ainsi que des caméras de « vidéo-tranquilité » (novlangue municipale) pour pacifier le quartier, en effet le Chemin vert est devenu avec Roubaix-Tourcoing une ZSP (zone de sécurité prioritaire). Touche finale, Transition se dote d’une façade maritime composée de trois tours de 20 logements et d’une tour de bureaux qui comprendra un restaurant haut de gamme au rez-de-chaussée. Un début de gentrification (4) sur le plateau ? En tout cas, la mixité sociale est l’argument pour créer des têtes de pont sur des espaces à forte valeur immobilière car situés en front de mer.

 

Cette mixité sociale louée dans tous les discours est en réalité un subterfuge pour débarrasser ces nouveaux quartiers des « mauvais pauvres ». Avec le relogement des habitants-locataires qui dépend entièrement de la décision des bailleurs sociaux (ici Habitat du Littoral), un tri social est effectué. Les voisinages (souvent familiaux) sont éparpillés tandis que les populations les plus stigmatisées (problèmes familiaux et sociaux) sont éloignées et logées dans des quartiers périphériques à Outreau, Saint-Martin-Boulogne ou encore dans le quartier de Damrémont.

 

L’exemple du quartier de Damrémont : vers une périphérisation des pauvres

 

Le quartier Damrémont est un ensemble de barres et de tours datant de la reconstruction de Boulogne-sur-Mer où résident environ 1 700 personnes. C’est le dernier vestige de l’ancien quartier de Capécure où logeait avant la seconde guerre mondiale plus de 10 000 habitants qui pour la plupart ont été relogés vers Transition/Chemin Vert. A l’origine, ce quartier est destiné aux cadres de Capécure c’est à dire essentiellement des contre-maîtres et des chefs d’équipe, la tour Damrémont est même habitée par des enseignants et des classes moyennes. Mais cet espace reste une enclave, il est coincé entre la Liane qui marque une césure avec le centre-ville (pourtant proche à vol d’oiseau) et un embranchement de l’A16 qui amène les camions vers les usines de Capécure. De plus, l’architecture même du quartier composée de 5 places successives quasiment fermées sur elles-même renforce cet isolement et cet entre-soi. Seuls quelques équipements publics (centre social, crèche, etc) et quelques commerces rappellent « l’urbanité » de ce quartier enclavé.

 

Aujourd’hui, Damrémont est marqué par la précarité. Fin 2009, 23,9 % des ménages sont concernés par une allocation chômage (contre 19,3 % pour l’agglomération boulonnaise) et 25 % des personnes vivent avec un bas revenu (moins de 845 euros par mois, sous le seuil de pauvreté !). 83 % des actifs sont ouvriers ou employés. Enfin, 91,4 % des ménages sont locataires et dépendent pour la plupart de Habitat du Littoral, le bailleur social. On retrouve là des caractéristiques des quartiers populaires boulonnais tels que Transition/Chemin vert. Mais, on l’a vu, ces « zones urbaines sensibles » deviennent des zones urbaines à rénover et à déménager.

 

Avec la rénovation de Transition, de nouveaux habitants arrivent à Damrémont. En effet,la convention ANRU ne prévoit que 50 % de relogement sur place. Des conflits naissent alors entre anciens et nouveaux habitants, conflits qui recouvrent de multiples aspects et représentations qui reposent sur le chômage ou l’origine ethnique (racisme). Les nouveaux arrivés subissent  une double peine, celle de l’exclusion géographique car ils ne sont plus dans leur quartier, loin des repères mais surtout loin des anciennes solidarités et aussi celle de exclusion sociale dans un quartier déjà fortement touché par le chômage et où ils sont facilement stigmatisées par des habitants méfiants et parfois hostiles. D’anciens habitants souvent perdus et aigris au milieu des grands changements socio-économiques qui ne reconnaissent plus leur quartier avec les anciennes solidarités et qui s’en plaignent le plus, en particulier aux gardiens d’immeubles.

 

Cette exclusion/stigmatisation est instrumentalisée par le bailleur social (Habitat du Littoral) propriétaire de la plupart des logements du Chemin vert et de Damrémont. Cette structure, présidée par des élus, organise un véritable tri social à partir de listes réalisées, entre autres, par les gardiens d’immeuble dans lesquelles sont enregistrées les moindres incivilités ou problèmes de voisinage. Il ne reste plus qu’au bailleur social à écarter du nouveau quartier,les « familles àproblème » et de les reloger à Damrémont (5) dans l’attente d’un autre transfert car les destructions de tours et de barres sont déjà prévues dans le quartier (notamment la barre entre les deux tours). Que deviendront alors les nouveaux-anciens habitants relégués toujours un peu plus loin de la ville ?

 

« Ne nous laissons pas ANRUler »

 

C’est un des slogans de l’association ANRU-Marseille (Arnaque Nationale et Résistance Urbaine) (6) qui réunit des habitants de la cité phocéenne qui s’opposent aux relogements arbitraires dictés par l’ANRU (Agence Nationale de la Rénovation Urbaine). Dans leur communiqué, les habitants du quartier Busserine (quartier Nord de Marseille) dénoncent : « une concertation inexistante, des habitants qui se sentent chassés dun quartier quils ont vu émerger et qui les a vu grandir, des loyers qui augmentent lors des relogements après des années de mépris des bailleurs qui se sont succédés sur notre territoire, la situation ne fait quempirer pour une grande partie des 300 familles en train d’être délogées, alors même quun tel projet, financé par largent public, devrait améliorer le quotidien de toutes et tous. » Au centre des revendications, les habitants réclament une charte du relogement avec entre autre la promesse de ne pas voir les loyers augmenter. Mais en face, la machine ANRU semble inébranlable et prête à casser toutes les solidarités.

 

A Boulogne-sur-Mer, nous sommes loin de cet exemple marseillais. Quand il découvre le quartier du Chemin-vert, Roland Castro, responsable de l’architecture du projet ANRU, déclare : « ce fut un choc. Jamais nous n’avions rencontré un quartier où le sentiment d’impuissance semblait si totalement incrusté. Pas même de révolte. Un accablement général » (7)… Le jugement de cet ex-mao parisien apparaît extérieur car il existe, dans les quartiers populaires boulonnais, un réel attachement aux lieux avec des solidarités qui s’y forgent. Ce sentiment d’appartenance est un héritage d’une culture locale et ouvrière issue du milieu de la pêche. Cela à deux conséquences pour le quartier : tout d’abord, tout le monde se connaît au Chemin Vert car bien souvent des familles entières habitent le « Plateau », d’ailleurs les habitants se disent avant tout du Chemin vert plutôt que de Boulogne. Mais cet héritage s’est aussi construit à l’ombre du paternalisme qui caractérise ce monde de la pêche où tout est très hiérarchisé et imposé, ce qui entraîne un certain fatalisme et potentiellement l’absence de réponses collectives face à la rénovation urbaine du quartier et son tri social.

 

Finalement, la rénovation/exclusion urbaine est la conséquence spatiale de la décomposition sociale, elle-même causée par la crise du capitalisme. A Boulogne-sur-Mer, c’est la débâcle de la pêche qui explique ces processus de précarisation puis de marginalisation. Avec les relogements arbitraires, ce sont les solidarités qui sont cassées,volontairement ! Les liens communautaires disparaissent, la force de résistance avec… Pire, des conflits entre anciens/nouveaux/jeunes habitants apparaissent. Les plus anciens se sentent déboussolés car avec l’effondrement de l’industrie, la culture ouvrière a disparu avec ses valeurs : le travail, le respect, la solidarité. A l’inverse, les « jeunes » n’ont plus aucun espoir ni aucun repères. Les agents d’Habitat du Littoral n’ont plus qu’à jouer à la police en enregistrant les plaintes ou les dégradations qui entraîneront la périphérisation toujours plus forte des « familles à problèmes » qui seront à long terme chassées de la ville.

 

Et pourtant, chaque habitant peut réclamer son « droit à la ville » (8). Ce droit est un enjeu et un terrain de lutte entre le capital qui dicte un nouvel aménagement de l’espace et les classes laborieuses qui, si elles ne font rien, vont être de plus en plus dissoutes et précarisées par ces travaux. C’est un droit individuel bien sûr, droit d’accès aux ressources offertes à la ville (commerce, culture, sociabilité, etc) mais aussi un droit collectif, celui de changer et d’aménager la ville selon les besoins et les désirs de tous contre la privatisation des espaces au nom des intérêts immobiliers. Enfin, c’est une revendication à mettre en avant pour lutter contre l’éviction des classes populaires vers les périphéries où la mort sociale les attend car dans les campagnes aussi le capitalisme a dépouillé les sociabilités.

 

(1) Mao en 1968, Roland Castro s’engage dans les années 70 notamment lors du conflit de l’Alma-Gare à Roubaix où il défendait le droit à la ville. Comme d’autres, il se recycle au PS où il devient le référent de la politique de la ville sous Mitterrand. A lire aussi « Castro ou l’architecte du roi », http://agone.org/doc/agone/hocquenghem/castro.pdf

(2) Voir encadré sur l’ANRU, agence nationale de la rénovation urbaine.

(3) Chiffres issus du PNRU, 31 mai 2014.

(4) Un quartier se gentrifie lorsqu’une nouvelle population de classe supérieure s’installe et s’approprie un quartier au détriment de l’ancienne population qui est chassée par la hausse de l’immobilier. Lire aussi les travaux d’Anne Clerval.

(5) Propos tenus par un cadre d’Habitat du Littoral en charge de la rénovation urbaine.

(6) Voir http://anrumarseille.wordpress.com/

(7) Traits urbains (revue d’architecte),avril 2007.

(8) Voir les travaux d’Henri Lefebvre et David Harvey sur cette question.

Ce contenu a été publié dans Production capitaliste de lʼespace. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.