Mouvement social en Belgique : « Si on arrête la lutte et/ou on perd, c’est le recul du mouvement ouvrier pour les 20 ans à venir, ce sera aussi 20 ans de réaction et de fascisme »

Mouvement social en Belgique : « Si on arrête la lutte et/ou on perd, c’est le recul du mouvement ouvrier pour les 20 ans à venir, ce sera aussi 20 ans de réaction et de fascisme »

 

 

  Le mouvement ouvrier belge est à la croisée des chemins car il doit faire face à un plan d’austérité massif et sans précédent mené par le gouvernement libéral de Charles Michel. De nombreux reculs sociaux sont prévus notamment le recul de l’âge de la retraite et le gel des salaires. Les syndicats très puissants, qui syndiquent environ deux tiers1des salariés, se mobilisent et se sont unis dans un front commun d’action. Lundi 15 décembre, le pays était complétement paralysé par une grève générale. Alors que la trêve des confiseurs semble être décrétée jusque début janvier, la base militante veut rester active et interpelle les syndicats qui veulent temporiser: « Attention, vous ouvrez le four, le gâteau va retomber, on est chaud nous ! ». Article aussi disponible en pdf, ici

 

 

Une mobilisation massive

 

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La Belgique est un train de vivre un mouvement social de grande ampleur, mené avec autant d’enthousiasme du côté flamand et du côté francophone. Le 6 novembre entre 110 000 et 120 000 personnes ont manifesté à Bruxelles (en proportion, la population française étant environ 6 fois plus nombreuse qu’en Belgique, c’est comme une manifestation de 700 000 personnes à Paris). Et encore, beaucoup de personnes n’ont tout simplement pas pu se rendre à cette manifestation car elles n’ont pas pu monter dans les trains, tant ils étaient bondés. Dans les semaines qui ont suivi, 3 grèves tournantes ont porté chacune sur un tiers du pays à la fois, chacun de ces tiers comprenant une partie flamande et une partie francophone. Ces grèves tournantes ont été très suivies et accompagnées de très nombreux blocages et piquets de grève – toutes les zones industrielles de la région de Bruxelles, par exemple, ont été bloquées toute la journée. Enfin, le 15 décembre a été une journée de grève générale dans tout le pays, bloquant entièrement l’économie (zones industrielles et commerciales), les transports (aucun train, aucun avion) et l’administration. L’ampleur de ce mouvement s’explique par l’ampleur de l’attaque sociale menée par le gouvernement fédéral.

 

 

Combattre l’austérité et les gouvernements libéraux

 

Les travailleurs belges sont face au rouleau-compresseur libéral-européen qui a déjà écrasé les droits sociaux en Grèce, Espagne, France, etc. Tandis que la commission européenne somme le gouvernement belge « d’équilibrer son budget »,le gouvernement Michel, en place depuis le 11 octobre 2014, en profite pour annoncer un plan d’économies de 11 milliards d’euros en 5 ans avec deux mesures « phares »: le recul de l’age légal de la retraite (qui passerait de 65 à 67 ans) et l’arrêt de l’indexation des salaires sur l’inflation ce qui correspond à un gel des salaires. Ce plan d’économies prévoit aussi des réformes dans le système d’allocations chômage qui seront revues à la baisse ainsi qu’une dérégulation des contrats de travail qui va accentuer la précarité notamment chez les « jobistes » étudiants qui seront sous contrat horaire et non plus journalier2.

 

Ce plan d’attaque massif est rendu possible par la nature même du gouvernement fédéral Michel3 qui regroupe en son sein les libéraux francophones (le Mouvement Réformateur) et trois partis flamands : le CD&V, parti démocrate chrétien flamand ; l’Open VLD, parti libéral flamand mais surtout le parti nationaliste flamand NV-A (la nouvelle alliance flamande) grand vainqueur des élections législatives de mai 2014 et qui possède les ministères de l’intérieur, des finances, de la défense et de la migration. Mais des militants syndicaux rencontrés précisent bien que les mesures de ce plan d’austérité ont été amorcées par le précédent gouvernement, celui du socialiste Di Rupo qui regroupait les 3 partis traditionnellement au pouvoir depuis des dizaines d’années : les socialistes francophones et flamands, les démocrates chrétiens et les libéraux flamands et francophones4. C’est donc toute la classe politique en place qui est montrée du doigt et fait rare dans l’histoire belge, des syndicats prennent leur distance avec les partis politiques notamment le PS francophone comme c’est le cas à Charleroi où la FGTB locale a officiellement rompu ses rapports avec le PS et les écolos pour s’orienter vers la constitution d’une sorte de Front de gauche à la belge (voir suite).

 

 

Le Front commun syndical, une tradition de concertation mais…

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La Belgique est l’un des pays européens avec le plus fort taux de syndicalisation puisque près de 70% de la population active est syndiquée dans les deux grands syndicats belges : la FGTB (fédération générale du travail en Belgique) reconnaissable à sa couleur rouge dans les manifs et les piquets de grève était jusque là liée au parti socialiste ; la CSC (confédération des syndicats chrétiens de Belgique) en vert est plus proche des partis démocrates-chrétiens. Volontairement, nous écartons les bleus de la CGSLB qui est la centrale des syndicats libéraux, on s’en doute, les moins combattifs et qui ont d’ailleurs le moins d’adhérents.

 

Cette puissance syndicale s’explique par l’histoire sociale et politique belge où le patronat, face aux insurrections ouvrières d’après guerre et à la menace communiste, a décidé de s’appuyer sur un syndicalisme puissant, capable de cadrer la force de travail et avec qui, il pouvait se concerter dans un certain compromis social. Ainsi, si on est syndiqué, c’est le syndicat qui verse l’allocation chômage (il existe aussi un Pôle emploi gérée par l’Etat qu’on appelle la CAPAC, mais le suivi est moins bien assuré). Les syndicats sont aussi très présents dans les mutuelles et les conseils d’administration publique et privée ce qui génère une certaine forme de clientélisme. Enfin, lors des grèves, les syndicats via une caisse payent les grévistes (à hauteur d’une trentaine d’euros). Le syndicalisme belge est donc une formidable machine à cogestion mais aussi à mobilisation qu’on peut rapprocher du modèle anglo-saxon et des syndicats allemands ou anglais.

 

Fidèle à cet héritage, le mouvement actuel est totalement encadré par les 3 syndicats (FGTB, CSC et CGSLB) qui ont constitué un front commun et un plan d’action très précis en trois étapes (voir plus haut). Tout d’abord, la manifestation monstre du 6 novembre à Bruxelles puis les grèves tournantes chaque lundi du 24 novembre au 1er décembre et enfin la grève générale du lundi 15 décembre. Ce plan d’action a été un succès,certains parlent d’une mobilisation sans précédent en Belgique et à Charleroi chaque syndicat s’est congratulé de cette réussite politique. De politique, il en est justement question quand la FGTB Charleroi-Sud Hainaut annonce prendre ses distances avec les partis notamment socialistes. Ayant enteriné la fin du compromis social et le tournant libéral du PS, un nouveau courant syndical semble se développer. Depuis le 1er mai 2012, la FGTB Charleroi-Sud Hainaut appelle à la constitution d’une « nouvelle force politique à gauche digne ce nom5» en prenant l’exemple du Front de gauche français. La main est tendue désormais vers l’extrême gauche belge : le PTB (parti des travailleurs belges),le PC, la LCR (qui se sont rassemblés lors des dernières élections dans le PTB-GO = gauche ouverte) et le PSL (parti socialiste en lutte). Un programme anticapitaliste d’urgence a même été rédigé pour fédérer ces différentes forces.

 

En face le gouvernement Michel et la FEB (Fédération des entreprises belges = le medef belge) jouent l’enfumage médiatique en opposant le droit de grève au droit du travail et en reprochant aux syndicats cette grève « politique » visant à renverser le gouvernement de droite pour faire revenir les socialistes et les démocrates chrétiens au pouvoir. Pour l’instant, les centrales ont déclaré une trêve jusqu’au 13 janvier et, déjà, suite à la grève du 15 décembre des négociations se sont tenues et ont abouti à un accord, signé par les centrales, portant seulement sur l’âge de départ à la retraite pour les « métiers lourds » (en France, on dirait les métiers à forte pénibilité). Les centrales disent que ceci ne signifie pas la fin du mouvement mais qu’en sera-t-il dans les faits le 13 janvier et après ?

 

 

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D’un côté, les chefs syndicaux de la région de Charleroi s’entendent pour temporiser et cadrer le mouvement: « nous entreprenons un marathon pas un sprint (…) il faut inscrire le mouvement dans la durée et donc mesurer nos forces (…) cela prend du temps de construire le paquebot de la mobilisation pour qu’il devienne un navire de guerre, (…) il ne faut pas s’isoler dans la radicalité, etc. ». A partir du 13 janvier, le 2eme plan d’action doit commencer mais reste encore à élaborer prévoyant des mobilisations et des actions jusque février-mars. Politiquement, les syndicats ont posé quatre « balises » sur lesquelles portent leurs revendications.

  • Réinstaurer la concertation sociale en rétablissant l’indexation des salaires sur l’inflation et ainsi conserver le pouvoir d’achat.
  • Défendre et pérenniser la sécurité sociale et le chômage par un plan de refinancement en appliquant le taux d’imposition de base sur les bénéfices des entreprises (33% au lieu de 5-10% actuellement à cause des abattements fiscaux notamment).
  • Lutter contre l’austérité en défendant les emplois et les services publics.
  • L’instauration d’une nouvelle fiscalité sur le capital (la taxshift) qui viserait par exemple le patrimoine, les revenus du capital ou encore les revenus immobiliers .

 

De l’autre côté, des militants syndicaux dont de nombreux permanents réclament plus de combativité. Tout le monde souligne l’énergie de la base qui veut en découdre et poursuivre les grèves et les actions juste après la trêve de fin d’année. Il ne faut pas refaire tomber la mobilisation et le nouveau plan d’action est jugé trop tardif car pour le moment, rien n’est vraiment prévu pour Janvier. Aussi, il est question de mettre en place de vraies assemblées générales des travailleurs et non plus des assemblées de délégués et de permanents syndicaux comme il est normalement de coutume dans le syndicalisme belge. En creusant un peu plus, on remarque que cette volonté de luttes plus offensives ,qui s’exprime aussi à l’intérieur des syndicats est portée par une nouvelle génération de militants/ délégués syndicaux. Sur les blocages, se trouvaient de nombreux jeunes pour qui c’est le premier mouvement social tandis que les dernières élections sociales ont profondément rajeuni le syndicalisme de terrain. A Charleroi, cette nouvelle docker.jpgradicalité est palpable comme ailleurs en Belgique notamment à Anvers et Gand où les dockers tiennent le haut du pavé face à la police ou à la NV-A (les seuls affrontements avec la police ont eu A Charleroi comme ailleurs, une base qui pousslieu à Anvers devant le siège de la NV-A car le chef du parti nationaliste flamand Bart De Wever est aussi le maire de la ville). Les mêmes dockers qui, le 6 novembre lors de la manifestation bruxelloise, ont assuré la conflictualité face à la police et dont quelques uns ont été arrêtés et ont subi la répression judiciaire (des TIG ont été prononcés à leur encontre).

 

 

Quelles perspectives ? Syndicalisme de service ou grève illimitée ?

 

Au premier abord, il semble que les centrales tiennent fermement les rênes du mouvement. Mais, d’une part, le rassemblement syndical (comprenant les employés de la CSC et la FGTB de Charleroi et SUD-Hainaut) pousse pour refuser une concertation dont le contenu serait réduit à pas grand-chose et créer, en amplifiant le mouvement syndical actuel et en l’inscrivant dans la durée après la trêve, une lame de fond qui viendrait à bout du plan d’austérité et forcerait à une autre politique (portée par la formation d’un front de gauche belge ?). Et d’autre part, si on est à l’écoute de ce qui se dit sur le terrain, c’est beaucoup moins évident que les centrales syndicales pourront contrôler longtemps la situation. Sur les piquets de grève, ici et là, on parle « d’aller au finish » (c’est à dire de grève illimitée). Des délégués, en réunion à Charleroi, disent que leur base n’acceptera que fort difficilement la trêve, ou s’insurgent contre le fait qu’on ne demande jamais aux syndiqués de se prononcer sur la fin d’une grève ou sa prolongation : ce sont les responsables syndicaux qui décident encore de la poursuite d’un mouvement

 

De plus, le rapport de force est d’autant plus tendu que la NV-A, jeune parti aux dents longues est prêt à ne rien lâcher. Si l’épreuve de force tourne en la faveur du patronat et du gouvernement, ceux-ci ont là une occasion d’abattre le syndicalisme pour des années et de le cantonner à un syndicalisme de service. Le patronat a peut-être la possibilité de réduire à néant le mouvement ouvrier belge, d’où l’importance de ce mouvement.

 

En France, il est important d’apporter notre solidarité. Car au delà de la Belgique et du combat primordial des travailleurs belges contre cette nouvelle attaque du patronat, ce mouvement est au cœur (géographique et stratégique!) du processus d’austérité mis en place dans toute l’Europe par Bruxelles et les gouvernements. C’est aussi mettre en œuvre et en pratique un internationalisme entre prolétaires pour que la base s’organise et gagne cette lutte de classe.

 

Des camarades  lillois solidaires

 

 

Notes :

1Selon les chiffres, le taux de syndicalisation en Belgique se situe entre 60 et 70%. Quasiment 100% des ouvriers sont syndiqués contre 50% des employés et des cadres. Ce différentiel s’explique par la plus forte menace de licenciements chez les ouvriers or les syndicats gèrent en grande partie le système de chômage en Belgique. Pour rappel, en France, la syndicalisation est en dessous de 8%.

2Actuellement, les étudiants peuvent travailler 50 jours par an sous cotisations sociales du patron réduites. L’accord gouvernemental prévoit de le compter désormais en heure. Conséquences : création d’une main d’œuvre flexible et peu « coûteuse » qui sera mise en concurrence avec les autres travailleurs. Cela se rapproche aussi du «  contrat zéro heure » mis en place en Angleterre

3La Belgique possède au total 4 gouvernements et parlements : le gouvernement flamand, le gouvernement wallon, le gouvernement de Bruxelles et enfin le gouvernement fédéral qui garde le pouvoir sur la sécurité sociale, les impôts, la justice, les affaires étrangères et la défense. Le reste est réparti entre les régions flamandes et wallones.

4Ne pas mélanger wallon/flamand et francophone/flamand. Pour ce qui nous intéresse, il faut retenir que chaque parti et syndicat francophone a sa déclinaison côté flamand comme par exemple la FGTB qui s’appelle l’ABVV (Algemeen belgisch vakverbond) en Flandres. Il s’agit sensibement de la même ligne politique.

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