Nouveau procès d’ouvriers en lutte à Boulogne-sur-mer

Nouveau procès d’ouvriers en lutte

à Boulogne-sur-mer

Le patron, le banquier et le juge …

C’est l’histoire rebattue d’une entreprise familiale fondée dans les années 50 du siècle dernier, devenue leader de son secteur et qui entame la restructuration puis la fermeture et la vente de ses sites de production. C’est avant tout un épisode révélateur de l’état de fragmentation de la classe ouvrière, de sa division aggravée par les pièges de la représentativité et de la légalité bourgeoise. C’est enfin la répression qui s’abat quand en plein désarroi, on retrouve le réflexe de l’action directe…

La Continentale de Nutrition était l’une des enseignes phares d’un patrimoine local, celui de la fratrie Delpierre et de ses descendants. Son capital se composait en outre des différents sites de la Continentale ainsi que de l’usine « Delpierre Mer et tradition ». L’ influence de la famille sur le port de Boulogne-sur-mer a conduit certains de ses membres à la tête du FROM-Nord(1) et du club de voile local. Accessoirement, ils siègeront à la communauté d’agglomération et animeront des réseaux de réflexion économique …
Après plusieurs décennies de développement ininterrompu, l’entreprise se déployait sur six sites en France, dont un implanté depuis les années 90 à Vedène, dans le Vaucluse. En 2001, il est encore question d’augmenter les capacités de production de cette usine afin de gagner des parts au sud de l’Europe.

Au tournant de la décennies la direction de l’entreprise annonce un changement de politique. Arguant de la hausse des matières premières, de la concurrence nord-européenne et du rétrécissement de son principal marché en Angleterre, elle se déclare en surcapacité industrielle. Les 70 000 tonnes produites dans le sud de la France équivalent, d’après elle, à ce que perd financièrement l’entreprise depuis quelques années. En conséquence, elle acte la fermeture de l’usine de Vedène sur fond de fusion avec l’enseigne Villeneuve Pet Food. L’idylle tourne court et se termine devant la justice. Le tribunal de commerce d’Agen prononce alors la cession de l’usine villeneuvoise à un autre groupe familial, celui de l’allemand Tiernarhung Deuerer.

Intégration syndicale et repli localiste

Ce qui survient alors met en lumière les obstacles souvent insurmontables que les restructurations dressent face aux salariés en lutte. Les restructurations ne sont pas cette nécessité douloureuse que les capitalistes prétextent à chaque fermeture d’usine. Seuls les économistes, les journalistes et les politiciens affectent de le croire. Les restructurations sont une arme dans le cours de la lutte entre les classes, rien de moins.

Elles sont une épreuve redoublée par les effets de l’intégration du syndicalisme à l’Etat sous couvert de « représentativité » et qui dans le cas présent prendra l’allure d’une débâcle.

La CFDT majoritaire à Boulogne-sur-mer ainsi que dans le groupe donnera un avis favorable et validera le plan social de la direction d’un coût de 7,5 millions d’euros en échange d’une augmentation de 1,5 million du plan de licenciement. Cette décision condamnait non seulement la centaine d’ouvriers de l’usine de Vedène, mais aussi à terme ceux qui d’un trait de plume livraient leurs homologues au couperet de la rationalisation capitaliste.

Un acte faustien dicté par l’illusion qu’on peut sauver sa peau en pactisant avec le diable, un choix de repli localiste qui signait une défaite morale, sociale et humaine.

Autant dire que les ouvriers de l’usine du Vaucluse ne l’entendront pas de cette oreille(2). Ils s’engageront dans une lutte qui durera 431 jours dont 315 d’occupation afin d’empêcher tout déménagement des machines. En effet, le PDG Thierry Delpierre, avait laissé entendre qu’il voulait réorganiser la production du groupe en rapatriant à Boulogne-sur-mer les productions de Vedène.

Après plus d’un an de lutte, la CGT majoritaire à Vedène saluera l’annonce d’un repreneur venant du secteur de la logistique comme une victoire. Mais comme souvent en la circonstance, l’espoir sera trahi.

En 2023, C&D Foods, nouvelle appellation de la Continentale cédait l’ancien terrain de l’usine à un investisseur immobilier. Fin de la première manche et début de la seconde…

Puis vint le tour de ceux du Nord

Rapidement, la CFDT et ses adhérents boulonnais comprendront que leur décision ne leur épargnerait pas le sort d’abord réservé à leurs homologues Vedènais. La logique implacable du capital est étrangère à tout compromis avec le travail quand ses intérêts vitaux sont en jeu. Les illusions localistes ne modifieront en rien le cours du dossier qui se conclura par une nouvelle défaite ouvrière sur fond de fort ressentiment… Un fond d’investissement du Crédit Agricole s’engage certes à recapitaliser l’entreprise mais en contre-partie 180 ouvriers du site de Boulogne-sur-mer devront à leur tour être licenciés.

Et comme en pareille occasion, il faudra que les rescapés recourent à l’action pour que se concrétisent les engagements pris par les financiers, en particulier le premier d’entre eux, le Crédit Agricole.

Répression à retardement

C’est donc pour des actions menées en 2014 dans le cadre de cette restructuration que la justice boulonnaise condamnait en février 2024 trois ouvriers de la Continentale passée depuis aux mains du groupe irlandais C&D Foods.

Entendus seulement en 2019 car ils étaient « les seuls à avoir été identifiés », ce n’est que trois ans plus tard qu’ils sont mis en examens… Le Crédit Agricole les accuse de s’en être pris à trois de ses agences locales en ayant : « collé des affiches sur les vitrines, les avoir brisé, jeté des pétards et de la peinture, incendié deux distributeurs de billets, brulé des pneus, enfin attaqué la porte de l’agence de Boulogne avec un bélier … »(3)

Le recours à l’action

Les trois ouvriers inculpés déclareront avoir agi « dans le seul intérêt de sauver leur peau » et « c’est bien en ayant mené ces actions que le Crédit Agricole a cédé et qu’ils ont pu garder leur travail. » C’est justement ce dont le tribunal les accuse en leur réclamant de verser près de 70 000 euros au banquier et 1 000 euros avec suris pour la partie pénale.

Le Crédit Agricole l’un des trois instigateur avec l’Etat et la FNSEA de la liquidation de la petite paysannerie au profit de l’agro-business brame contre la dégradation de quelques façades, lui qui a atteint son plus haut niveau historique avec une augmentation de 19,6% de ses bénéfices en 2023 ! Le Crédit Agricole, le premier groupe bancaire de France et surtout le premier assureur chouine dix ans après les faits contre de la peinture déversée et du verre brisé … Il n’en fallait guère plus à cette justice pour rappeler ici l’essence de son droit bourgeois et confirmer les intérêts exclusifs des siens.

Et maintenant, que faire ?

Si après coup, l’avocat s’est dit surpris de la sévérité de la peine et du montant extorqué aux ouvriers, pour notre part, nous ne le sommes pas.

Ce procès intervient dans un contexte de répression accrue des luttes sociales, des révoltes des quartiers populaires et des mobilisations sur des questions environnementales. La CGT affirme que plus de 1 000 syndicalistes sont actuellement visés par une procédure judiciaire. Darmanin, blanchi de fraîche date par cette même justice réclame la dissolution de La Défense Collective de Rennes(5). En juin 2023, six ouvriers de Capécure ont été jugés au TGI de Boulogne avec la même dureté, suite à leur interpellation lors d’actions menées contre la casse des retraites.
Il est temps de prendre la mesure de la situation, particulièrement à l’échelon local où la confrontation avec la justice se déroule systématiquement dans les pires conditions qui soient, c’est à dire sans organisation ni défense collectives expérimentée. Au mieux, telle enseigne syndicale ou telle autre participera financièrement aux frais du procès, voire l’organisation d’un événement festif permettra de récolter quelques fonds. Parfois, un rassemblement se tiendra à l’extérieur du tribunal mais systématiquement on déléguera le soin de la défense aux avocats, estimés être les mieux à mêmes de limiter la casse.

En nous laissant déposséder et isoler de la sorte, en confirmant et en légitimant l’entre-soi de la justice bourgeoise, nous lui laissons les mains libres pour nous réprimer selon son bon vouloir(5). La lutte de classe ne s’arrête pas à la porte du tribunal, elle doit se poursuivre à l’intérieur, de manière collective, seule garantie réelle et sérieuse face à l’arbitraire. Les temps qui viennent verront surgir de nouvelles luttes que l’Etat réprimera toujours plus brutalement à mesure que la crise s’exacerbera. Il faut s’y préparer dès maintenant en tachant de nous montrer à la hauteur des enjeux collectifs qui nous attendent.

Boulogne-sur-mer, le 25/02/2024

(1)FROM-Nord : regroupement de producteurs (230 bateaux et 100.000 tonnes de poissons contrôlées).
(2)« Un partenaire financier serait prêt à injecter de l’argent dans l’entreprise à la condition d’appliquer le plan social », expliquait, indigné, Taïeb Hallal, délégué CGT de Continentale. « Nous n’accepterons pas le sacrifice de Vedène », renchérissait Fred Laurent, secrétaire départemental de la CGT. Source : Le Dauphiné Libéré. 10 nov. 2011
(3)Source VdN, édition de Boulogne-sur-mer.
(4)Lire sur : https://defensecollective.noblogs.org
(5) Le site Getaway a rassemblé quelques textes utiles sur la question de la défense, dont nous extrayons ce passage qui traite de la place et du rôle de l’avocat dans une stratégie de défense collective : « Dès lors, il {l’avocat} doit être au service de ceux qui luttent. Il ne lui appartient pas de mener à leur place le combat politique même s’il se manifeste dans le cadre d’un procès. Il met à leur service sa connaissance des techniques juridiques, sa connaissance du mécanisme judiciaire, et utilise la place que lui consent la bourgeoisie à l’intérieur même du système répressif pour y aider ceux qui combattent ce système. » In : Archive Getaway : https://getaway.eu.org/IMG/pdf/liasse_01_defense.pdf

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