Gilets Jaunes : Acte X en centre ville à Boulogne sur Mer

Gilets Jaunes : Acte X en centre ville à Boulogne sur Mer 

Comment décrire cette manifestation de l’Acte X des Gilets Jaunes à Boulogne-sur-Mer, tant l’ambiance, les protagonistes pas de militant-e-s professionnel-le-s ni de tête d’affiche et le scénario se sont révélés d’une extraordinaire nouveauté ? Nous ne livrerons pas cette fois une analyse froide d’« observateur extérieur » mais tenterons de nous faire l’écho  d’un vécu attentif depuis l’intérieur d’un événement relativement inédit localement.

Après deux mois de blocages de rond-points du quartier de marée et autres accès aux centres commerciaux péri-urbains, les GJ, en concertation, franchissent le pas d’une manifestation digne de ce nom dans le centre ville de Boulogne sur Mer. 

Les protagonistes

Entre trois et quatre cents personnes, dont une soixantaine venus de l’Audomarois et quelques groupes de Berck ou encore Marquise. Environ deux cinquièmes de femmes ; le groupe Femmes en Gilet Jaune arborant un bonnet phrygien jaune dont la cocarde a été remplacée par une fleur.

 

Les sigles, parfois barrés, des boîtes privées ou publiques comme leur absence témoignent de la diversité des boulots, sous-boulots, sans boulot… mais aussi retraités, parents « au foyer », jeunes scolarisés ou plus qui conjuguent leurs forces pour leurs intérêts communs.

La longévité du mouvement et le regroupement en cette « masse fluide » qu’a constitué ce premier cortège a rompu le cloisonnement formel en collègues de boîte, groupes affinitaires, séparation générationnelle ou d’origine géographique… que générait les regroupements des blocages.

Les syndicats ? Zéro, nib, nada. Sans doute y avait-il des gens syndiqués au sein des GJ, notamment à SUD-Rail et à la CGT, revenu-e-s sans doute de l’ostentation boutiquière et de l’inutilité des défilés autorisés, négociés, (dé)limités, desquels les « partenaires sociaux » ont tellement fait démonstration. Quelques considérations sur le sujet glanées sur le tas :

– «Les syndicats, ben… on les a contactés, mais bon… »

– « On peut s ‘en passer »

– «  Ils ne nous manqueront pas ! »

– « Pour moi, c’est plus qu’une sorte d’assurance… »

– « Avec le nombre de journées qu’ils m’ont fait perdre pour gagner que dalle… »

– Etc. ; et quelques propos moins édulcorées…

Il n’y a même pas de velléité de procès des centrales ès-négociation, simplement une lassitude et à l’évidence une manifestation de la défiance vis-à-vis des fameux corps intermédiaires à vocation représentative, hiérarchisés et détenteurs faussaires de la parole collective.

 Pouvaient aussi se deviner quelques Insoumis. Une apparition Stylo Rouge également. Évacuons tout-de-suite la référence aux fachos chez les GJ. Si, inévitablement, il y a des électeurs ex-FN chez les Gilets Jaunes, ils n’étaient identifiables qu’à l’occasion ( rare ) d’un « on est chez nous » scandé face aux flics. Sans doute de trop. Aucune référence, par contre, à l’immigration dans les conversations ni d’un recours possible à un homme à poigne, enfin une femme en l’occurrence, providentielle. 

Des mots pour le dire

Au-delà des slogans « Macron Démission » ; et de chansons à mi-chemin entre le carnaval de Dunkerque et la geste du supporter et entre deux Marseillaise, les conversations de fond ponctuaient les rencontres entre connaissances comme celles  plus impromptues. Et de démontrer un champ de réflexion, un partage de points de vues et d’apports réciproques constitutifs d’une approche politique bien plus solides qu’une simple colère de désespéré-e-s :

– « j’ai entendu un mot il n’y a pas longtemps ; je ne savais pas ce que ça voulait dire … C’était prolo  ou prolétaire… quelque chose comme ça…»

– « Prolétaire ? »

– « Oui j’ai voulu me renseigner… »

– « Si tu veux, c’est le capital qui a l’argent et détient les moyens de productions ; les prolétaires n’ont que leur force de travail pour survivre… »

– « Et ben, c’est ça qu’on est : des prolétaires, c’est exactement ça qu’on est ! »

Les Gilets Jaunes  perçoivent parfaitement où est leur place sur l’échelle sociale, quelle fonction leur est assignée et la condition dans laquelle ils sont confinés. Leurs mots et leurs actes réveillent l’antagonisme de classe que la bourgeoisie supposait pacifié. 

Les un-e-s et les autres sommes dans la même expression d’une volonté d’émancipation. Nous sommes, loin s’en faut et radicalement, dans un processus politique bien au-delà d’une simple « agrégation des mécontentements » énoncée dans la novlangue macronienne.

Le bruit de fond

Sur le plan de la communication interne, préalable et en cours de manif, deux invariants intrinsèques à ce mouvement sans chef : la diffusion de décisions rapides et… la rumeur. Notamment quant à la présence  CRS et la réaction à adopter.

Dès le départ, deux options cohabitent : une démonstration citoyenne, populaire et républicaine,  d’une part et une volonté activiste, conflictuelle et frontale, de l’autre. Il ne s’agit là que de considérations quant aux enjeux formels qui ne remettent pas en cause les motivations fondamentales du mouvement. Ainsi, le premier principe qui circule, avant le départ du cortège est : c’est une première manif on la joue cool pour l’instant mais si les flics agissent, on ne cède pas. S’ils font obstacle, on s’arrête, on reste soudé-e-s, on ne fuit pas, on n’agresse pas. Mais déjà, des manifestant-e-s expriment l’idée que si flics sont là, c’est pour nous stopper et il n’en est pas question, on avance et advienne ce que devra :

– « Le pacifisme, c’est fini, j’en ai assez vu comme ça » ; référence aux violences policières délibérées qui ont fait quantité de victimes, à l’échelon national ( Outre-mer compris, ndr ), chez les GJ.

Contrairement à ce qu’avance la presse locale, la première intention n’était pas d’aller au commissariat mais de terminer à la mairie.

L’affrontement

Il faut ici ouvrir une parenthèse. Différents types d’influence ont modifié le parcours initialement prévu, dont la police a été informée sur le tas sans attente d’un quelconque assentiment.

D’une part, le positionnement des motards « accompagnateurs » visait à diriger le cortège sur des voies de délestage susceptibles d’éviter l’entrave à la circulation et autres désagréments pour le train-train urbain du samedi. Dans ce contexte, les décisions se sont prises au fur et à mesure de la déambulation.

D’autre part, rumeurs ou renseignements avérés ont échauffé les esprits, notamment les plus remontés d’origine. Par exemple, le bruit a couru que sept cars de CRS étaient positionnés  en vieille ville au cœur de laquelle est situé l’Hôtel de ville. Vrai ou faux, le sentiment était clair : il suffirait aux flics de fermer les quatre portes des remparts pour nasser tout le monde. Exit, donc, le « plan A »

L’expérience de ce genre de situation a surexcité les plus chauds à en découdre. Dès lors, les motards ont été pris pour cible ; des petits groupes ont littéralement chargé les flics qui n’ont eu que le temps d’enfourcher leur bécane pour filer.

C’est donc en passant  rue de la lampe, perpendiculaire à la rue Charles Butor au bout de laquelle se situe le commissariat, que la décision de s’y rendre est prise par une partie des GJ. Là, des CRS équipés interdisent le passage. On peut en la circonstance déterminer plusieurs motivations à y aller, dont le cumul n’est pas à exclure. 

Au premier chef, une indéniable vindicte anti-flics ; on n’a pas à la juger. Ensuite, une volonté d’expression de solidarité pour les interpellés, les blessés, les estropiés et les morts imputables aux forces de l’ordre depuis le début du mouvement à l’échelle nationale. Et puis, et c’est notre position politique, les forces de l’ordre, comme le libellé l’indique, est le bras armé du capital contre le prolétariat ; il  n’y a pas de bavures policières : ces fonctionnaires jouent leur rôle, ils font ce qu’on leur dit de faire là où on leur dit de le faire, ils remplissent leur fonction : réprimer. Ils font leur métier. Et il fallait leur dire qu’on le sait, qu’ils sachent qu’on le sait. Enfin, leur présence anticipée équivaut à la réalité d’une provocation.

Bref, ils sont dans l’autre camp, ils sont l’autre camp. Précisons que les GJ en présence sont à visage découvert protégés d’un gilet épais comme une feuille de papier clope.

Et les slogans de fuser : « Castaner en Prison », « Police partout, justice nulle part ! », qui vient de loin mais toujours approprié. Et quelques timides «  La police avec nous » vite remballés.

Un jeu de stratégie s’est alors installé : les « assaillant-e-s » tentant de forcer l’accès au commissariat par plusieurs rues à la fois ( rue C. Butor et rue Perrochel ), les CRS colmatant les dites rues. À noter que le supermarché Carrefour situé à trente mètres de la rue Perrochel, remplissait son office du samedi comme à l’accoutumée, des GJ allant même y acheter de l’eau et autres en-cas !

Néanmoins cet épisode de déclenchement des hostilités ouvertes avec la police a questionné, embarrassé, choqué parfois les tenants de la non-violence. In fine, c’est le libre arbitre qui déterminera le comportement de chacun-e. Que les partisans d’aller chercher, dans toutes les acceptions du terme, les flics le fassent en toute responsabilité sans nuire à l’ensemble ; les autres occuperont le carrefour du pont de l’entente cordiale à… cent mètres de là !

Une situation surréaliste assumée

Ainsi, tandis que ça défouraillait au milieu de la rue de la Lampe, le carrefour à proximité était tenu fermement et avec le sourire. Et ça perdurera des heures. Là, pas de tentative de passage en force, des expressions de sympathie même de la part des « bloqués ». Ainsi, ce conducteur de bus urbain, sorti de son lieu de travail à l’arrêt, devisant tranquillement, la clope au bec, avec des GJ obstructeurs :

  « J’étais ce matin place Navarin, c’était génial ! Plus personne ne roulait, on discutait… C’est ça qu’il faut faire ! »

En remontant la rue de la Lampe jusqu’à la place Dalton – c’est-à-dire du carrefour occupé à la place où se termine le marché – aucun signe de désapprobation des badauds et consommateurs par ce samedi frisquet mais ensoleillé.  Chacun vaquait à ses occupations en jetant parfois un œil du côté du nuage de lacrymo – les gens n’étaient certes pas sous le vent – dans lequel s’agitaient furieusement des silhouettes fluo et des ersatz de Dark Vador, mais vivaient un peu comme si ce mouvement de contestation était entré dans le quotidien ou au moins animait les samedi. Pas forcément d’enthousiasme démesuré ni de marque d’affection ostentatoire pour les Gilets Jaunes, mais pas impossible non plus que l’inscription que l’un d’eux avait griffonné sur son signe de ralliement : Sous ce gilet une personne se bat pour vous, ait trouvé écho auprès de certains passants. 

Durant le défilé, les personnes aux fenêtres ou sur les pas-de-porte étaient haranguées par un « ne restez pas chez vous ! Descendez avec nous ! ». Sans pourtant susciter d’autre réaction qu’un sourire, un applaudissement…

Sur le lieu des affrontements, une friterie et un point chaud ( fausse boulangerie )  étaient restée ouvertes ; c’est là que les GJ se sont restaurés. Aucun commerce n’a été pris pour cible, ce sont bien les flics qui étaient dans le collimateur.

Vers quinze heures, l’occupation est passée d’un à deux carrefours ( ponts de l’Entente Cordiale et Marguet ) sur l’axe qui mène au port et dessert le centre ville. À ce stade, une bonne partie des GJ de la manif ont quitté la scène. Des panneaux de signalisation et les palissades d’un  chantier voisin servent à nourrir des brasiers allumés au carrefour…

Fin de partie

C’est vers seize heures après une charge des CRS que ces positions seront abandonnées. Les chaussées fument et la poursuite des GJ en fuite est portée jusqu’en centre ville ( rue Faidherbe notamment ). Les voitures de police sillonnent le secteur, les sirènes gueulent, les bagnoles banalisées doublent la file de véhicules sur les trottoirs… Parmi les GJ dispersés, chacun-e essaie de connaître le résultat des courses, y compris des participant-e-s de la première heure réfractaires à la violence. Là encore, aucun signe de panique parmi les usagers de l’espace public et des commerces qui ont fonctionné tout à fait normalement dans cette partie du centre ville contiguë au lieu des événements. 

Selon la presse locale du lendemain : dix arrestations, dix blessés dans les rangs des Gilets Jaunes ( aux dernières nouvelles des GJ, ce serait onze, ndr ), un blessé à la jambe chez les flics.

Pour l’heure, il faut attendre le bilan que vont tirer les GJ de cette journée. Ce que l’on peut déjà avancer, c’est que l’absence officielle de chef, la gestion en temps réel du parcours, la diffusion de l’information au cœur de la manif et la libre décision des modes opératoires et des actes, en pleine capacité de les assumer est un réel atout pour la visibilité de la révolte, mais sans doute aussi un sérieux handicap pour la suite. 

C’est la nécessaire solidarité qui permettra au mouvement de perdurer. Au-delà des apparentes contradictions des pratiques, c’est l’unité à la base qui permettra de gagner.

« Ne restez-pas chez vous, rejoignez-nous. »

Boulogne sur Mer le 22 janvier 2019

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