Rapide aperçu du mouvement des gilets jaunes à Boulogne-sur-mer

Rapide aperçu du mouvement 

des gilets jaunes à Boulogne-sur-mer

La seule certitude que nous avons pour le moment, c’est que les choses évoluent très rapidement. Si nous ne participons pas activement au mouvement des gilets jaunes local, à plusieurs reprises nous nous sommes rendus sur différents ronds points à la rencontre de ses protagonistes. Nous avons pu y observer les éléments qui tranchaient d’avec les mobilisations que nous avions vécu ces dernières années. Nous avons aussi pu pointer quelles limites caractérisaient une dynamique qui appelle à son élargissement et son dépassement comme en attestent des revendications qui désormais débordent largement la seule question des taxes. 

Dans « Une page se tourne »(1), le tract que nous avons distribué le 9 octobre 2018, lors d’une manifestation syndicale locale, nous écrivions qu’il ne fallait pas «sous-estimer la profonde exaspération qui transpire partout dans les boîtes et dans la société en général ». Nous concluions qu’il n’y avait pas « à désespérer mais à élaborer les nouveaux outils de la période. Des outils au service, non pas de tel ou tel intérêt corporatiste, mais de la classe à laquelle nous appartenons. Tout est à refaire et il n’y a pas de temps à perdre ! ». 

Quelques semaines plus tard, il semblerait que cette nécessité ait commencé à trouver un début de réponse concrète sur le bitume. Certes, pour le moment dans des formes encore embryonnaires et hybrides, loin de l’immaculée conception de la classe et de sa pure conscience qu’entretiennent encore certains. Et c’est sans aucun doute parce que depuis quelques années le cours des luttes sociales revêt des formes transitoires et parfois contradictoires que la réalité dans toute sa complexité ne se laisse pas étreindre aussi aisément que nous le désirerions. 

Un mouvement inter-classiste : oui ! mais …

Dès le départ, les médias bourgeois ont présenté les gilets jaunes comme un regroupement de petits patrons, de commerçants, d’indépendants mais aussi d’employés et d’ouvriers. Cette proximité entre une petite bourgeoisie en voie de déclassement(2) et des prolétaires attelés à la défense des intérêts des premiers n’était pas sans rappeler quelques épisodes historiques assez funestes. Cette configuration existe belle et bien à certains endroits en France, mais elle ne semble pas représentative de l’ensemble du mouvement et surtout de ce que nous avons pu observer sur les ronds points de l’agglomération boulonnaise. 

A vrai dire, des petits patrons, nous n’en n’avons pas croisé, ce qui ne signifie pas qu’ils ne sont pas présents. Au rond point du boulevard Industriel de la Liane, une commerçante en retraite et son mari nous ont avoué manifester pour la première fois. Ils étaient venus réclamer l’augmentation de leur pension de retraite face à un hyper-marché où ils se sentaient davantage en sécurité, car à les écouter, «Capécure est malfamé (…) on y trouve plutôt des jeunes»(3). A Capécure, en effet, nous avons plutôt croisé des jeunes hommes et des jeunes femmes, mais pas uniquement. L’un d’entre eux, mécanicien dans une entreprise à Outreau, participait lui aussi à une mobilisation collective pour la première fois de sa vie. Il était venu avec des proches et évoquait surtout les taxes sur le carburant et les difficultés pour sa soeur de reprendre un commerce. Il se félicitait de l’ampleur de la mobilisation, notamment sur … les réseaux sociaux. « Nous y sommes un million ! », affirmait-il, alors que lui et ses camarades comptaient pour une dizaine autour d’un feu de palettes face à la conserverie Delpierre. Entre l’évidence tangible et la fausse réalité vituelle, il y avait une fois de plus un fossé… Lorsque nous lui avons demandé si des ouvriers des boîtes de Capécure les rejoignaient parfois après leurs postes, il ne sut pas nous répondre. Pourtant, des ouvriers et des ouvrières il y en a dans ce mouvement. Des travailleurs de différents secteurs, des intérimaires, des chauffeurs, des salariés de l’agglo, des territoriaux, des marins de société de ferry, et des jeunes sans boulot, sans oublier les retraités … Il y a une véritable base prolétarienne qui n’est pas, et chacun l’aura compris un simple copié-collé de la clientèle traditionnelle des promenades syndicales en centre ville. Des travailleurs qui avaient troqué la chasuble syndicale contre le gilet jaune pour l’occasion, nous en avons reconnu quelques-uns, mais en réalité très peu. 

Le plus étonnant est d’entendre certains gilets jaunes qualifier de « grève » les actions de terrain qu’ils mènent après le travail ou pendant le week-end. Quel sens donnent-ils à ce terme ? C’est difficile à dire. Le samedi 24 novembre, sur la zone industrielle de la Liane, l’ambiance était familiale. Pour un certain nombre d’entre-eux, les gilets jaunes étaient venus en couple, accompagnés de leurs enfants. Les quelques deux cents personnes présentes formaient un agrégat de groupes plutôt affinitaires mais qui ne communiquaient pas forcément entre eux. C’est certainement le trait le plus significatif de ces rassemblements. On n’y échange pas réellement, on y débat encore moins, mais en cela ce mouvement n’est pas en dessous des dernières mobilisations syndicales qui brillèrent avant tout par leur absence de contenu. Cette fois encore, l’action de ralentissement ou le blocage des flux de marchandises suffisent à exprimer avant tout une colère. Cela risque d’être une des limites importante à dépasser dans la suite que parviendra à se donner ou non ce mouvement. Faire nombre, ici ou ailleurs ne suffira pas. 

Et dans les boîtes ?

Sur le fond, on pourrait qualifier le mouvement des gilets jaunes de mouvement de consommateurs et en cela il fut marqué dès le début d’une emprunte corporatiste indiscutable. Pour le moment encore ses acteurs réclament la satisfaction des besoins élémentaires du quotidien : pouvoir se nourrir, se loger, se déplacer, bref, reproduire la force de travail, et pour d’autre simplement ne pas crever. Cette caractéristique explique en partie sa sociologie composite. Elle le rend ouvert à tous les vents d’où qu’ils viennent, à fortiori depuis l’effacement historique du mouvement ouvrier organisé. Mais s’il est un mouvement de consommateur et non un mouvement de producteur, il n’en demeure pas moins porté par une grande partie de ces derniers. 

Le débrayage de deux heures des salariés de la plateforme d’appel boulonnaise Armatis pour rejoindre les gilets jaunes est à notre connaissance la seule initiative de ce genre dans la région. Un camarade qui travaille dans cette boîte nous a expliqué que l’appel a été lancé, non pas par les syndicats dont certains ont suivi et d’autres non, mais par un simple salarié et une fois de plus par l’intermédiaire des réseaux sociaux. Sa proposition a rapidement reçu l’adhésion de la majorité de ses collègues de travail qui ont quitté la boîte pour ralentir la circulation sur le boulevard industriel. 

Sur les lieux de travail où nous sommes présents, on observe un clivage assez net entre l’encadrement et le personnel de service. Les premiers demeurent prudents face aux événements, si ce n’est inquiets, seule une infime minorité acquiesce. Les seconds s’en réjouissent, certains ont participé une fois ou deux aux rassemblements, tous se demandent ce qu’attendent les syndicats ? 

Les blocages

Pour avoir participé à de nombreuses actions sur la zone de Capécure, nous savons depuis longtemps faire la différence entre ce qui relève du spectacle syndical co-produit avec les renseignements généraux et la sous-préfecture, des actions spontanées, seules en mesure de porter efficacement un coup à la circulation de la marchandise. C’est avec une certaine satisfaction que nous avons constaté que les actions entreprises ces dernières semaines n’étaient pas feintes. Mieux ! interviewé par un jeune blogueur local qui lui demandait de s’expliquer sur le manque à gagner des patrons, un jeune bloqueur tout aussi local, lui rétorqua que «les patrons sont les amis de Macron, donc tout va bien ! » Ici aussi, l’anti-macronisme semble la valeur la mieux partagée mais lorsqu’il se double d’un discours de classe, c’est que manifestement, il y a plus …

Xénophobie, sexisme …

Le peu de temps passé auprès des gilets jaunes ne nous permet pas d’affirmer qu’ils sont l’expression d’un ressentiment à l’égard des étrangers en général ou des femmes en particulier. La présence des femmes dans ce mouvement a été plusieurs fois soulignée. Nous confirmons qu’elles y sont en nombre plus important sur les ronds points que lors d’actions syndicales traditionnelles. Qu’il puisse y avoir des tendances xénophobes et sexistes chez certains gilets jaunes, cela ne fait aucun doute, mais guère plus ou moins que dans n’importe quelle couche de cette société. Lors d’actions contre « la loi travail », nous avons avons été les témoins de propos xénophobes tenus à l’égard de chauffeurs polonais, comme de conduites sexistes de la part de syndicalistes éméchés sur certains points de blocages. Nous ne nous faisons donc aucune illusions sur ce qu’il est malheureusement possible de voir et d’entendre en pareilles circonstances. Les jaunes n’ont pas le monopole du dérapage, dans tous les cas inexcusable. 

Drapeau tricolore et marseillaise

Si en règle générale, nous n’accordons que peu de crédit aux symboles lorsqu’il s’agit de cerner la réalité d’une situation, cela nous fait vraiment mal au bide de nous retrouver dans la rue aux côtés de personnes brandissant leur drapeau tricolore. D’abord, parce que contrairement à un mythe toujours vivace, il n’est l’emblème d’aucune révolution. Mariage de la couleur de la monarchie et de celles de la ville de Paris, c’est sous ses plis que la bourgeoisie impose depuis deux siècles sa domination sans partage sur l’ensemble de la société. Il fut l’étendard sous lequel cette même bourgeoisie massacra et déporta en 1871 des milliers de communards. Ce sont toujours sous ces trois couleurs que l’Etat français  mena ses expéditions et perpétua ses massacres coloniaux. C’est sous cette bannière enfin, que des centaines de milliers de prolétaires furent expédier à la boucherie pour les intérêts de quelques industriels. Certaines légendes ont la vie dure, c’est bien regrettable. 

Sur l’agglomération, fort heureusement, les ronds-points sont peu pavoisés. Il y a parfois un de ces bouts de chiffon planté là, mais ce n’est pas ce que l’on remarque immédiatement. Et là encore, les gilets jaunes n’ont rien inventé. Lors de la mobilisation des retraites en 2010, un camarade syndicaliste et ses copains qui travaillaient à la Continentale arboraient fièrement des T-shirts qu’ils avaient fait confectionner exhibant la tête de Guevara sur fond de drapeau tricolore. A la vue de notre moue septique, le copain en question se crut obligé de nous apporter une explication qu’on ne lui demandait d’ailleurs pas(4). Plus près de nous, lors des premières manifestations contre la « loi travail», plusieurs jeunes dont c’était le premier engagement, brandissaient comme signe de ralliement ce même étendard national, qu’ils abandonnèrent progressivement. 

Comme il l’a été rappelé à maintes reprises, nombre de gilets jaunes sont vierges de toute implications dans les combats sociaux et ils vivent cette première fois avec le bagage qui est le leur, cela ne fait pas d’eux pour autant des réactionnaires forcenés. Quarante ans de dépolitisation quasi ininterrompue et l’effacement du mouvement ouvrier organisé ont laissé derrière eux un champ de ruines politique, social et culturel dont on ne mesure l’étendue du désastre que lorsque la vie collective tente de reprendre ses droits. On ne cesse de le répéter, tout est à reconstruire. 

Le rapport à la police

Lors de notre premier passage auprès des gilets jaunes, le samedi 17 novembre vers midi, nous avons été surpris d’observer la présence de la police parmi les manifestants. Ils étaient là chez eux, tête nue au soleil, à discuter tranquillement avec les personnes mobilisées. Une semaine plus tard sur le rond-point de la ZI de la Liane, on remarqua moins de familiarité et un peu plus de distance de part et d’autre. Un incident nous démontra que les choses n’étaient pas figées et que l’attitude des manifestants s’adapte au gré des circonstances. Les choses peuvent basculer dans un sens comme dans l’autre, mais les personnes mobilisées souhaitent garder le contrôle de leur action. Ainsi, une voiture de police banalisée bloquée par les gilets jaunes réclama l’intervention d’un cordon de flics du commissariat visiblement peu à l’aise pour mener ce genre d’intervention. L’altercation se termina sur le parking de l’hypermarché où les flics retirèrent leurs casques sous une salve d’applaudissements et les encouragements des manifestants à les rejoindre. 

Il est clair que si la sous-préfecture décide de siffler la fin de la partie, c’est à dire comme à chaque fois que les patrons du port le réclament, ce ne sont pas les policiers locaux qui interviendront et certainement pas de cette façon. En la matière, il faut surtout se garder de toute naïveté qu’un certain citoyennisme de gauche comme de droite entretient depuis des lustres sur le caractère prétendument républicain de la police de l’Etat français. Si l’Etat décide de faire le ménage, il le fera comme il l’a toujours fait, dans le sang et sans retenue. Les derniers événements parisiens et autres en ont apporté la confirmation.

Le contenu et la suite 

Comme nous l’avons dit, les choses évoluent rapidement. Les revendications des gilets jaunes prennent peu à peu un caractère ouvertement politique dont il est bien difficile de démêler les tenants et les aboutissants. Une seule chose est certaine, une brèche a été ouverte dans le consensus social. Est-il possible de s’y engouffrer afin d’appuyer la dimension de classe qui existe indubitablement en son sein ? La suite des événements nous le dira. 

Boulogne-sur-mer le 09/12/2018

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  1. Une page se tourne : https://lamouetteenragee.noblogs.org/post/2018/10/08/une-page-se-tourne/

(2) Nombreux sont ceux qui ont comparé le mouvement des gilets jaunes à celui de Pierre Poujade. Au delà de ce qu’il y a d’irritant à systématiquement rechercher des éléments de comparaison dans des périodes antérieures et dissemblables, c’est avant tout la composition sociale de la dynamique actuelle qu’il importe d’interroger. Le mouvement de Poujade, comme celui de Dorgères avant lui et de Nicoud après lui reposaient tous trois sur des bases sociales relativement homogènes, en passe d’être progressivement liquidées mais encore bien réelles. Le Front Paysan de Dorgères , par exemple, comptait plus de 400 000 cotisants, pratiquement tous paysans et petits ou moyens propriétaires. Qu’y a-t-il de commun entre ces événements et ce qui se déroule actuellement sous nos yeux ? Bien peu de choses, si ce n’est rien en réalité. 

(3 )Capécure est le quartier industriel du port de Boulogne-sur-mer.

(4) Le copain y voyait en fait l’association de deux symboles pour lui révolutionnaires : l’icône sud-américaine et le 1789 français.


ENCADRÉ :

 L’atmosphère se réchauffe  : 

gilets jaunes et climat le 8 décembre 2018 à Boulogne-sur-mer

   On a pu ressentir, ce samedi 8 décembre devant le théâtre, l’impression forte d’une volonté d’union entre deux sphères que la Macronie opportuniste concevait antagonistes : les Gilets Jaunes et les écolos. Les seconds avaient en effet organisé un rassemblement rue Monsigny sur leurs positions environnementalistes quant à la transition écologique tricotée par le gouvernement. Les premiers sont venus au rendez-vous. Les uns et les autres se sont, retrouvés, dans tous les sens du terme, contre la conjugaison des méfaits du capitalisme sur les hommes et la terre.

Si l’on pouvait croiser des camarades ou connaissances habituées à battre le pavé, bien d’autres, portant le fluo précisément, étaient là pour poursuivre plus largement le combat qu’ils et elles mènent depuis plus de trois semaines. Issue-e-s du privé ou du secteur public, étudiants, retraités ou chômeurs… c’était bien les intérêts communs d’une classe en souffrance que chacun-e venait défendre. Dérèglements climatiques et sociaux : mêmes causes, mêmes conséquences. 

Ainsi, après qu’un militant environnementaliste a décliné les attaques de l’État et des industriels sur le monde, la parole a été donnée à un Gilet Jaune, lequel a dénoncé le travail d’enfants en Afrique dans les mines de lithium à ciel ouvert, remettant ainsi en cause le « tout électrique ».

Car c’est bien sur la question sociale que les discussions dans le cortège roulaient. Si l’un attendait la réponse d’un syndicalisme – révolutionnaire pour le coup – à la domination, tel autre arguait de l’incompatibilité entre écologie et capitalisme. Le discours n’était plus strictement anti-Macron désormais considéré comme champion remplaçable des banques et des patrons à la tête de l’État. Comprendre que s’en débarrasser ne suffirait pas ; la bourgeoisie trouverait illico un autre  président providentiel …

Pour autant, le problème de l’enjeu politique reste, il faut le dire, en l’état insoluble. Si la contestation des parlementaires s’exprime, c’est davantage du fait de la sociologie des élus que des rouages et roueries d’un régime. Certes on a pu entendre des « eurosceptiques » voire des « europhobes » chercher les responsables de la casse à l’échelon supranational. Certain-e-s parallèlement attendent l’implication, vertueuse naturellement, de candidats à l’occasion des prochaines élections européennes. Lesquelles ne profiteront d’ailleurs pas aux partis et l’écologie politique, comme on dit, ne se refera sans doute pas une santé.

Reste que si des Gilets Jaunes aspiraient à un costard de « représentant du peuple »… Comment dire , euh… tout ça pour ça ?

C’est pourquoi, il est important que la parole libérée et spontanée, que les rassemblements autorisés ou pas, que les actions qui frappent l’économie capitaliste restent l’expression non pas d’un agrégat d’individus qui font nombre, mais d’une entité qui veut s’émanciper. Le fonctionnement collectif existe, les revendications essaiment ; il faudra bien construire un objet politique qui déborde aussi le simple credo citoyenniste.

Boulogne-sur-mer, le 09/12/2018


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