Quand le patronat se pique de pédagogie, c’est Taylor qui frappe à la porte de la classe …

Quand le patronat se pique de pédagogie, c’est Taylor qui frappe à la porte de la classe …

 

Toujours à l’affût d’une opportunité qui lui permette de prendre pied dans le secteur de l’enseignement, le patronat joue la carte de l’innovation pédagogique dans les zones où se concentrent les difficultés scolaires, les “Réseaux d’Education Prioritaires” (REP). Dans certaines académies, comme celle de Lille par exemple, des enfants des quartiers populaires servent de cobayes à des expérimentations impulsées par quelques faux-nez du Medef.

 

Afin de lutter contre les difficultés scolaires rencontrées par les enfants des milieux populaires, la gauche arrivée au pouvoir en 1981, crée un dispositif baptisé “Enseignement prioritaire”. Programmé pour une durée de quatre ans à l’issu desquels les écarts constatés étaient censés s’être résorbés, trente ans plus tard “l’enseignement prioritaire” concerne plus d’un élève sur cinq du niveau primaire ou du secondaire. Les principaux concernés sont à plus de 73 % les enfants dont les parents sont recensés lors des enquêtes sociales dans les catégories : “ouvriers, employés, inactifs”.

 

Le plan Peillon pour l’enseignement prioritaire

Dès son retour à la tête de l’Etat, le Parti Socialiste réclame à Vincent Peillon de remettre à plat les objectifs de l’éducation prioritaire. Celui-ci s’y attelle et favorise en premier lieu le niveau élémentaire. Sur le fond, rien de bien neuf ne ressort de son plan. Comme ses prédécesseurs il se contente de rappeler les banalités d’usage en insistant sur l’importance de la “maîtrise de l’oral, de la lecture et de l’écriture”. Afin de le mettre en oeuvre, il dote les enseignants des zones concernées de moyens qu’il estime “supplémentaires”. Ceux-ci reposent essentiellement sur deux axes : le premier étant “la pondération horaire”. Il s’agirait d’un temps dégagé durant lequel les enseignants pourraient idéalement échanger, se concerter entre eux afin d’adapter leurs pratiques aux besoins du terrain. En réalité, ce sont des heures de réunions la plupart du temps obligatoires et chronophages au contenu souvent indigent. Le temps nécessaire à leur tenue est pris sur les heures d’enseignement, parfois il intervient en supplément. Pour leur faire avaler la pilule, les enseignants en REP perçoivent à chaque fin de mois une prime spéciale d’un montant approximatif d’une centaine d’euros. Le second axe du plan Peillon, de loin le plus inquiétant, c’est le volet pédagogique. Comme bien souvent, il s’appuie sur les récentes trouvailles en la matière expérimentées par quelques spécialistes flânant d’une école d’application à l’autre. Cette fois-ci, l’objet en question se présente sous les traits de “l’enseignement explicite”.

L’enseignement explicite, un vieux fond de sauce scientiste.

La méthode a au moins ce mérite de mettre en lumière tous les préjugés de classe que trimbale toujours avec elle l’institution Education Nationale comme le scientisme dont elle demeure imprégnée. L“enseignement explicite” se veut le fruit de recherches menées au Canada dans une école de médecine. Ses promoteurs opposent ce qu’ils caractérisent comme des données probantes, les “Evidence-Based-Medecine” (EBM) aux pratiques de classes diverses et variées qu’ils proscrivent car elles seraient depuis toujours le “fruit de la tradition, de la croyance, ou de principes philosophiques”. Ce qui n’est évidemment pas le cas de “l’enseignement explicite” comme chacun l’aura deviné … En France, c’est le docteur Michel Zorman qui est à l’initiative du programme de référence. Décédé depuis, il affirmait s’appuyer sur “les dernières connaissances en matière de fonctionnement du cerveau apprenant”. Pour les partisans de Zorman ce qui rendrait leurs intentions pédagogiques si infaillibles, ce sont les découvertes importantes qu’aurait réalisé la recherche dans le domaine des neuro-sciences. Le secret en terme d’apprentissage se logerait dorénavant dans certaines zones du cerveau de l’enfant qu’il s’agirait de stimuler de manière intensive et répétitive, exit les dimensions et interactions sociales et culturelles jugées désormais accessoires. Il n’aura pas échappé à quelque esprit acerbe que le marché des neuro-scicences, tout comme celui de la génétique, par exemple, est actuellement en pleine expansion et qu’il brasse des sommes colossales (1). Enfin, tout devient intelligible lorsqu’on découvre qui sont les promoteurs de ce projet et quels sont leurs desseins auxquels se sont ralliés les équipes du Parti Socialiste.

 

L’association “Agir pour l’école” un cheval de Troie du patronat

L’acteur principal dans cette affaire est l’association “Agir pour l’école”. Elle a développé un programme de “prévention de l’illettrisme et de l’échec scolaire” qui s’inspire directement des travaux du docteur Zorman. Elle s’est allouée les services de quelques chercheurs et bénéficie de relais locaux. Son travail de lobbying a fini par payer puisqu’elle intervient dorénavant comme partenaire attitré de l’Education nationale dans plusieurs académies, notamment celles de Lyon et de Lille. Avant son décès, Zorman a tenu à se dissocier des activités de l’association avec laquelle, a-t-il dit, “ il n’a jamais travaillé ”. Quoi qu’il en soit, “Agir pour l’école” est dans les faits une création de Claude Bébéar, le patron du groupe d’assurance Axa associé dans cette démarche à une autre membre du groupe, Françoise Colloc’h. Claude Bébéar est connu par ailleurs pour être le fondateur de l’influent Institut Montaigne.

 

L’institut Montaigne à la manoeuvre

Ce “laboratoire d’idées” regroupe en son sein tout le gratin du patronat national et souffle à l’oreille des gouvernements successifs les mesures de régression sociale qu’ils se devront d’imposer aux travailleurs(2). Les groupes capitalistes membres et bailleurs de fonds de l’Institut Montaigne sont aussi les partenaires et financeurs de l’association “Agir pour l’école”. Une simple consultation du site de l’association nous le confirme. On y retrouve que du beau monde : le groupe Axa, le groupe Dassault, le groupe Total, la banque HSBC, la fondation Bettencourt Schueller, la Caisse des dépôts, la banque Société Générale (3) …

L’institut se vante dans ses publications de “bien connaître les questions éducatives de manière générale” et entend jouer de son ascendant. En s’appuyant sur les résultats de la fameuse enquête PISA, ce hochet de l’OCDE, l’institut Montaigne salive de convoitise devant les scores enregistrés par les pays arrivés en tête à l’issue des dernières évaluations : la Chine, la Corée du sud et le Japon (4). Des Etats avant tout préoccupés, comme on le sait, du bien être de leur population scolarisée et où les taux de suicides chez les jeunes laissent pour le moins songeur … Mais peu importe, car l’ambition poursuivie par “Agir pour l’école” est avant tout de soumettre les enfants des milieux populaires qui plombent les résultats nationaux à un bachotage aliénant qui permettrait aux patrons de retrouver le sourire. A l’école, au chômage ou au travail, les pauvres coûtent toujours trop chers et ne rapportent jamais assez. C’est uniquement de cela dont il est question. L’Institut Montaigne s’est donné pour mission de réduire les dépenses publiques, notamment en augmentant le temps de travail des salariés ainsi qu’en réduisant fortement la dégressivité des allocations chômage, alors autant que les enfants de prolos comprennent dès le départ ce qui les attend.

 

Quelles réactions ?

Nombre de collègues ont tout de suite flairé l’escroquerie et les critiques sont virulentes mais peu d’enseignants refusent de se plier aux injonctions des IEN(5). Cela s’explique en partie par le fait que, bien qu’ils disposent encore d’une certaine liberté dans les choix de leurs pratiques pédagogiques, pour un certain nombre d’enseignants en REP, ce n’est déjà plus le cas. Dans certaines zones d’expérimentation, la méthode “explicite” est imposée en maternelle comme au primaire. Sans compter que cela semble être en prime une affaire commerciale relativement juteuse. La méthode nécessite l’achat d’un matériel pédagogique qui coûterait aux alentours de 8000 euros. Toutefois, dans certains endroits, l’Education Nationale semble faire machine arrière et n’a pas reconduit l’expérience. Quelques cadres de l’institution ne souhaitaient pas la généraliser et auraient même fait valoir une question d’éthique …

 

Boulogne-sur-mer, le 17/04/16

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Notes :

(1) La commission européenne vient d’allouer plus d’un milliard d’euros aux projet de recherche “Humain Brain Project”.

(2) Mediapart a révélé dernièrement que le tout nouveau mouvement politique de Macron était hébergé au domicile personnel du directeur de l’institut Montaigne.

(3) Site : « http://www.agirpourlecole.org/portfolio/partenaires/« 

(4) Essentiellement pour les activités mathématiques.

(5) Inspecteur de l’éducation nationale.

 

Quand le patronat se pique de pédagogie, c’est Taylor qui frappe à la porte de la classe ...

L' »enseignement explicite » c’est …

Le plus affligeant dans cette histoire, c’est de vendre une marchandise frelatée, c’est à dire un apprentissage de type frontal des plus classiques où « le professeur dit le savoir, fait répéter individuellement ou en choeur de manière très fréquente » pour le nec plus ultra du marché de la pédagogie … L’enseignement explicite très concrètement c’est la chaîne de production telle que Taylor l’a définie appliquée à l’espace classe :

– Une organisation prétendument scientifique des tâches en lien cette fois avec les recherches en neuro-sciences.

– Une totale parcellisation des tâches d’apprentissage et une perte de sens. En activité de lecture, les enfants peuvent répéter des syllabes sans faire de sens pendant des semaines. Quand on juge qu’ils ont suffisamment syllabé, ils ont le droit de “faire du sens” avec les mots, de construire des phrases.

– La pratique est chronométrée (!) l’enfant doit sans cesse tenter d’améliorer son score.

On y retrouve même l’équivalent du bureau des méthodes : la méthode, le matériel et les procédures sont fournis et on ne peut s’y soustraire. L’enseignant est ravalé à la simple fonction d’exécutant. Enfin il y a la mise en compétition des enfants durant l’apprentissage afin d’augmenter la cadence et les résultats du groupe.

 

Le témoignage d’une travailleuse précaire de l’éducation nationale, dans la région Nord-Pas-de-Calais à propos de la méthode :

Jusqu’à cette année, j’étais assistante dans les écoles et classes de REP+. Mais depuis la dernière rentrée scolaire, on m’impose une nouvelle mission dans certaines classes de « grande section » (GS) de maternelle, toujours en lien avec le dispositif REP+.

Elle consiste à mettre en application une nouvelle méthode de lecture, dite syllabique, avec des enfants de 4/5 ans, qui, jusqu’à présent, ne devaient apprendre que quelques bases, progressivement, afin d’intégrer la classe de CP et, l’apprentissage traditionnel de la lecture.

Voilà en quoi consiste mon travail lorsque, chaque matin, je me rends à la maternelle :

A mon arrivée dans l’établissement, on me remet une liste de groupes, qui comporte environ 5 ou 6 noms d’élèves. Je dois m’organiser pour faire passer tous les groupes en une matinée. Cette tâche est chronométrée par le directeur de l’école (ça fait partie des choses qu’on lui a demandé d’appliquer). Je dois, selon le niveau des groupes, « accaparer » les enfants pendant 20, ou 30 minutes. J’ai une salle de classe à ma disposition, je suis donc également chargée de faire « le transfert » d’élèves répartis dans les 2 classes de GS. C’est une opération délicate puisque, par manque de temps, nous sommes obligés (l’enseignant et moi-même) de mettre sous pression le ou la petit(e), qui, bien souvent à cet âge, a besoin d’un certain temps pour arrêter son travail en cours et regarder ce qu’il se passe autour…

Hormis les conditions de travail qui font réellement penser à l’usine, la partie pédagogique vaut également le coup d’œil.

Donc, une fois le petit groupe assis, je sors un énorme classeur avec un tas de fiches d’exercices numérotées. Il y a une fiche par exercice qui comporte plusieurs items. De plus, pour continuer dans le domaine de la frustration des petits, je dois noter au fil de la séance mes observations, si un enfant a soudainement un défaut de « performance » ou, au contraire, si son voisin a bien réussi, tout est noté, devant eux. Bien souvent, un rapport de force s’installe entre les élèves, cette méthode met en avant celui qui réussit, et banalise l’échec lorsqu’un enfant a un rythme moins « performant ».

C’est une méthode de lecture syllabique, donc, aucune place n’est laissée à la réflexion, l’élève doit répondre du « tac au tac ». Par exemple, si je prononce le son « r » et la voyelle « a », l’enfant doit rapidement me dire « ra ». Nous travaillons placés en cercle et dans le sens des aiguilles d’une montre. Pendant 20 minutes (ou 30) je leur pose une question à tour de rôle, et ainsi de suite. Si au bout de 8 secondes il n’y a pas de réponse, ou si elle est fausse, c’est au voisin de prendre le relais. « Si je dis la syllabe « mi », quels sons entends-tu  dedans? » 1-2-3-4 … « tu ne sais pas ? Alors à ton voisin ! ».

A la fin d’une fiche d’exercice, nous procédons à une évaluation pour décider si nous pouvons passer à l’étape suivante. Dans un groupe, un élève peut recevoir la notation : A (acquis), et un autre : NA (non acquis) ; dans ce cas je dois réorganiser les groupes afin qu’ils restent homogènes. Cela demande énormément de temps et de patience.

Un enfant qui arrive en GS a 4 ans ou déjà ses 5 ans, dans tous les cas il n’est pas prêt et en condition pour assimiler cette méthode très technique et robotisée. On coupe court à la réflexion, on le lobotomise avec cette façon directe de répondre à une question. Une fois que l’on a capté son attention, on ne le lâche plus et on lui bourre le crâne pour lui apprendre la technique de l’automatisme.

Bilan en cette fin de mois d’avril : tout est à jeter !

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