Lille, capitale du capital régional
Alors que le Boulonnais devient un des versants maritime de la métropolisation de la nouvelle grande région Nord-Pas-de-Calais-Picardie, qu’en est-il de la situation dans la capitale donneuse d’ordres ? Alors que la plupart des villes voient leur population stagner ou diminuer, celle de Lille et de son agglomération augmente renforçant ainsi la concentration des personnes et des activités. Lille est devenue la turbine tertiaire tant espérée par Pierre Mauroy et s’insère pleinement dans l’économie européenne qui dans un mouvement centripète et concurrentiel reconcentre le capital. Mais cette vitrine régionale a un prix : elle relègue toujours un peu plus les classes populaires à la périphérie tandis que de nouveaux chantiers fleurissent dans le centre-ville pour attirer des classes moyennes solvables !
Une métropolisation à l’ombre des deux beffrois
Après avoir été un centre capitalistique important à partir du milieu du XIXe jusque les années 1970 avec d’innombrables filatures et de grands « châteaux industriels » comme la Lainière de Roubaix ou l’usine Fives-Cail de Fives qui employaient des milliers de personnes, Lille a connu plusieurs décennies de crise économique et urbaine. Les industries restructurées et délocalisées, il a fallu pour la bourgeoisie locale trouver de nouveaux débouchés que la métropolisation allait lui offrir. À la genèse de ce processus vont se retrouver, pour la première fois, les édiles socialistes et les patrons nordistes. Les deux beffrois vont se réconcilier (celui de la mairie et celui de la chambre de commerce et d’industrie). Pierre Mauroy et Bruno Bonduelle, le patron de la célèbre marque, mettent fin aux guerres politiques et s’entendent pour lancer la fameuse « turbine tertiaire » où chacun va avoir besoin de l’autre. L’un pour des orientations politiques et fiscales favorables aux entreprises ainsi que la mise en place d’infrastructures géantes ; l’autre pour le financement, la construction et le fonctionnement de ces projets. Pour ancrer ce dialogue, le comité Grand Lille est créé en 1993 (depuis, il s’appelle Lille’s agency) et réunit les décideurs politiques et les grands chefs d’entreprises nordistes comme Jean-François Dutilleul, patron du grand groupe BTP éponyme, les affaires peuvent tourner tranquillement (1). Enfin, la régionalisation amorcée en 1981-1982 joue également un rôle important car Lille devient un centre décisionnel avec de nouveaux pouvoirs en terme d’aménagement du territoire, il suffit de voir aujourd’hui les projets portés par Daniel Percheron (et aujourd’hui Xavier Bertrand) comme le Canal Seine-Nord ou le RER bassin-miner/Lille.
Ainsi, dans les années 90, de grands projets urbains sortent de terre dont les principaux se situent dans le quartier d’Euralille (inauguré en grande pompe courant 1994) : la gare Lille-Europe qui devient un point de passage du TGV Nord-européen, le centre d’affaires au dessus, le centre commercial attenant et un peu plus loin le Zenith-Grand Palais. Tous les équipements sont présents pour faire de Lille une métropole et attirer de nouvelles activités dans le tertiaire supérieur (assurance, banque, informatique, etc). Depuis les années 2000, l’extension Euralille 2 voit le jour, sont construits : le conseil régional, le nouveau quartier de Bois Habité inauguré en 2012 et enfin la réhabilitation toujours en cours de la porte de Valenciennes. Les HLM disparaissent pour laisser la place à 1000 nouveaux logements en mixité avec des bureaux et des équipements type crèche, etc. Dernier grand projet en date, Euralille 3000, lancé par Martine Aubry qui annonce vouloir redynamiser le quartier de la gare et construire la friche de la gare Saint-Sauveur. Actuellement, seule une partie de cette ancienne gare de triage est utilisée comme café/salle de concert mais les architectes ont déjà prévu de réhabiliter le reste des halles pour en faire des bureaux et des ateliers d’artistes, quant à la friche de 23 ha, ils veulent y construire un nouveau quartier en îlot comprenant 30 à 60 logements chacun. Le but affiché : attirer 6000 habitants et 2500 travailleurs mais pas n’importe lesquels ! (2)
Changer la ville et sa population
L’équation pourrait se réduire à la sacro-sainte loi économique de l’offre et de la demande où les entrepreneurs urbains font tout pour offrir un nouveau cadre de vie « agréable » et « convivial » à une population de classe moyenne venue travailler dans le tertiaire supérieur et friande de cette novlangue du « habiter ensemble » (mais pas trop quand même!). En cela, le pari a été réussi car Lille ne fait plus partie de ces villes perdantes post-industrielles et elle est devenue une ville dynamique notamment grâce à l’action de la culture mais là encore, pas n’importe laquelle : celle sponsorisée par Martine Aubry, épaulée par son maître de cérémonie Didier Fusiller qui a fait ses armes à Maubeuge, autre ville perdante mais qui n’a pas eu le même succès que la capitale des Flandres. Le grand événement tant attendu pour célébrer la métropole va venir en 2004 avec Lille : capitale européenne de la culture qui est un succès car depuis, le couvert est remis environ tous les 3 ans avec Lille 3000 : un comité devenu permanent qui organise les différentes thématiques. Il y a eu Bombaysers de Lille en 2006, Lille XXL en 2009, Lille Fantastic en 2012 et aujourd’hui Lille Renaissance. A chaque fois, une nouvelle marque culturelle est inventée pour susciter le « désir de ville » chez les visiteurs.
Cette offensive culturelle et urbaine entraîne nécessairement des mouvements, des glissements de population. Ce ne sont plus les ouvrier-ères qui font la ville et sa convivialité mais les cadres et les professions intermédiaires vulgairement appelés les bobos. En 1999, peu avant le premier mandat de Martine Aubry, les classes moyennes supérieures représentaient 21% de la population lilloise de plus de quinze ans. Dix ans plus tard, elles ont vu leur poids fortement augmenter à 31%. À l’inverse, les classes populaires sont passées de 26% à 24%. Il y a aujourd’hui à Lille 10 000 cadres de plus que d’ouvriers et quasiment autant de cadres que d’employés (3). La gentrification (autrement dit l’embourgeoisement) a commencé dans le vieux Lille et se diffuse maintenant vers le sud dans les quartiers de Fives, Moulins et Wazemmes. Au centre de ce processus, on retrouve la société publique locale d’aménagement (SPLA) « La fabrique des quartiers » créée en 2010 par la LMCU devenue MEL (communauté métropolitaine de Lille) et les villes de Lille, Roubaix, Tourcoing. Elle est chargée de « requalifier » le bâti ancien et de faire le pont entre les collectivités territoriales et les propriétaires car 70% du parc immobilier est privé. Ainsi la métropole et la ville de Lille leur ont offert pendant 8 ans, sous forme de concession, le marché de la réhabilitation. En plus de la rénovation, la Fabrique des quartiers fait faire construire des îlots en plein milieu de Moulins ou de Fives, le tout sous la promesse de sécurité (des caméras ou des voisins vigilants?) et de mixité sociale qui s’avère, en réalité, être un argument pour chasser les indésirables de ces quartiers destinés à accueillir une population plus solvable. In fine, Lille devient une ville chère, le prix du loyer au mètre carré est de 13,5€ en 2013, ce qui en fait la deuxième ville de province la plus chère après Nice.
Le droit à la ville vs la ville capitaliste
Par « indésirables », les gestionnaires publics et privés de l’immobilier désignent celles et ceux qui ne participent pas à la métropolisation autrement dit les classes populaires reléguées dans le précariat et le chômage qui n’apportent rien au capitalisme urbain. Ces populations sont alors déplacées et enclavées dans les périphéries immédiates comme à Lille-Sud derrière le périphérique ou plus lointaines vers Roubaix-Tourcoing, sans oublier les campagnes périurbaines. Face à cette accusation, les politiques s’empressent de brandir la loi SRU (solidarité et renouvellement urbain) qui fixe à 20% la part de logement social dans une ville. A Lille, le taux officiel est même de 30% car un règlement local impose une « servitude de mixité sociale » qui veut que pour toute opération neuve construisant plus de 17 logements, 30% des logements doivent être sociaux (accession sociale, logements locatifs sociaux). Mais, dans les faits, le dispositif est souvent contourné comme par exemple dans le nouveau quartier de Bois Habité: sur les 140 logements sociaux que comptent le quartier, 55 sont des Prêts locatifs sociaux (PLS) accessibles pour 80% de la population, par exemple pour une personne seule dont les revenus n’excèdent pas 2100 euros par mois. Bien que catégorisés comme HLM, on peine à percevoir ce qu’il y a de social dans les PLS. Les 85 autres logements – véritablement – sociaux sont des Prêts locatifs à usage social (PLUS). De ce point de vue, la part de social au Bois Habité n’excède pas les 14%. Et surtout, aucun Prêt locatif aidé d’intégration (PLAI), réservé aux populations les plus précaires, n’est répertorié dans le quartier. En réalité, le nombre de logements sociaux diminuent. En 1999, Lille comporte 21 344 logements HLM, soit 23,6% de l’offre totale. En 2010, la ville compte 25 339 logements HLM, soit 21,8% de l’offre. On est loin du seuil des 25%.
Face à ces privations et privatisations du centre-ville, des résistances naissent pour réclamer le droit à la ville pour tous, c’est à dire le droit à l’accès à une centralité (logement + commerce) et une sociabilité (les bars, la culture en général). Cette résistance est, avant tout, diffuse car certains quartiers restent aux mains des habitants qui continuent à occuper l’espace comme à Wazemmes vers la rue des Postes ou encore le quartier de Moulins dont l’arrivée de science-Po et de la faculté de droit n’ont pas réussi à gentrifier le quartier. Pour tenter de discipliner ces lieux et leur population, la police est alors envoyée et Moulins est devenue une ZSP (zone de sécurité prioritaire). Les portes de la ville (porte de Douai, Arras et Faubourg de Béthune) restent également populaires à l’exception de la porte de Valenciennes où 380 logements sociaux ont été démolis pour en reconstruire seulement 200.
Il existe aussi des luttes plus frontales comme celle autour de l’îlot Pépinière qui est un terrain de 20 ha jusque là boisé (le dernier bail agricole de la ville) mais en proie à un projet métropolitain qui prévoit la construction de ces sinistres îlots car le quartier est placé juste derrière la gare Lille-Europe. Des expropriations ont commencé mais un collectif d’habitants et de militants notamment ceux de l’atelier populaire d’urbanisme (APU) de Fives-Hellemmes s’est formé et a lancé des recours en justice tandis que les réunions publiques, où les décideurs et les architectes tentent de convaincre les riverains , ont été quelque peu chahutées. En attendant la décision de justice (qui sera sans surprise) des maisons restent occupées. Enfin, il ne faut pas oublier la lutte des squatteur-euses qui continuent à occuper des lieux laissés à l’abandon au nom de la spéculation immobilière. Le dernier grand squat a tenu plusieurs mois quasiment en face du conseil régional mais a été fermé en mai dernier à grand renfort de policiers, des occupants ont été jugés (4) et le lieu est depuis muré. Reste l’Insoumise, une bouquinerie occupée depuis plus de 3 ans qui continue à accueillir une bibliothèque et des discussions politiques en plein milieu du quartier de Moulins. Réoccuper la ville est et sera un des enjeux des luttes sociales et politiques à venir, ne serait-ce que dans la réappropriation des espaces mais aussi dans le blocage des flux de capitaux vivants ou non qui transitent par les métropoles, qui en attendant se bunkerisent avec le tout-sécuritaire (vidéo-surveillance, flics militarisés, etc)
Lille le 01/02/2016
Notes :
(1)Pour plus d’infos, lire avec intérêt les articles de la Brique sur l’urbanisation et notamment http://labrique.net/index.php/thematiques/enquetes-et-infos/104-les-patrons-de-la-metropole-lilloise
(2)On pourrait citer aussi le projet Fives-Cail où en lieu et place de l’ancienne usine géante de Fives (à l’origine de la fortune de ce groupe maintenant mondialisé) vont être construit des logements et des équipements en vue d’attirer un certain type de population.
(3) Chiffres cités par la Brique, décembre 2013
(4) Pour plus d’infos, voir ici https://fr.squat.net/2015/05/29/lille-la-mangouste-saison-2-episode-6-le-proces/