La vidéosurveillance au service de la production capitaliste de l’espace et de la reproduction sociale.

La vidéosurveillance au service de la production capitaliste de l’espace et de la reproduction sociale.

L’aménagement capitaliste de l’espace s’accompagne d’un ordonnancement social dont profitent d’abord ses maîtres d’oeuvres : les architectes, les hommes politiques, les patrons de l’industrie sécuritaire, ceux du bâtiment et des travaux publics. Les caméras de surveillances ne sont pas, comme le déclarent ses promoteurs, le moyen de prévenir quelque danger que ce soit. Après les multiples attentats commis ces dernières années dans des métropoles européennes pourtant ultra-surveillées, qui pourrait encore le soutenir … Faut-il en conclure qu’elles ne servent à rien ? Pas tout à fait …

 

L’implantation récente à Boulogne-sur-mer de l’entreprise Sopra-Stéria signe l’une des premières consécration du schéma économique promu par la gauche locale, celui de la ville intelligente (1). Le concept de ville digitale est l’une de ces marottes qu’agitent les élus locaux soucieux de coller à leur époque saturée d’illusions virtuelles(2). En combinant la restructuration de l’espace à l’implantation de nouvelles activités liées au numérique, la gentrification se réalise ici par petites touches encore imperceptibles. C’est ainsi que depuis peu, une population d’ingénieurs s’est établie professionnellement au coeur d’un quartier ouvrier en voie d’effacement. La promesse offerte à ces techniciens d’un cadre de vie établi à la mesure et les prix avantageux de l’immobilier les ont convaincu de quitter les affres de la métropole lilloise pour les charmes ventés de la Côte d’Opale.

Cette séquence inaugure la pénétration du mode actuel d’accumulation du capital basé sur la délocalisation, la flexibilité et l’immatérialité dans une ville en voie de désindustrialisation. Elle révèle par là même l’ordre social local à venir. En se donnant à voir sous l’angle de la reproduction des rapports sociaux, l’agglomération boulonnaise illustre à son échelle ce qu’Henri Lefebvre décrivait comme : “ l’aménagement de l’espace auquel incombe la reproduction des rapports de production, la reproduction des moyens de production (la force de travail, l’outillage, les matières premières, etc …) mais aussi “l’organisation de “l’environnement”, des entreprises, c’est à dire de la société entière …” (3)

Cette production capitaliste de l’espace ré-introduit la dichotomie sociale aux conditions de la période. Elle polarise à l’une de ses extrémités les centres de décisions et de la production dont les limites sont parfois indistinctes(4) et de l’autre les zones de relégations dont il s’agira de rendre les contours tout aussi indiscernables. L’opacité est l’aboutissement recherché d’une politique de dépossession et d’évincement qui se grime des atours de la mixité sociale. Pour la mener à bien, l’Etat s’est doté d’instruments de contrôle et de stratégies sécuritaires élaborés par quelques spécialistes appointés à la demande : chercheurs en sciences du comportement, architectes, urbanistes et autres “criminologues”, chargés tour à tour de répertorier des catégories sociales jugées indésirables et /ou antagoniques : le pauvre, le vagabond, le jeune, l’immigré, la prostituée, le chômeur, le contestataire, etc … et à la suite de pacifier socialement l’espace en le re-configurant.

 

 

Une réhabilitation sous surveillance

A Boulogne-sur-mer, la vidéosurveillance s’est introduite dans le débats sous l’égide de Office Public de l’Habitat dans le cadre d’un programme de l’ANRU, au sein d’une Zone de Sécurité Prioritaire en voie de “résidentialisation”, autrement dit de privatisation partielle de l’espace public(5). Elle est ensuite devenue l’enjeu de surenchères entre factions politiciennes rivales avant de se propager et venir trôner au dessus des axes commerciaux de la cité.
Comme d’autres dispositifs mis en place localement, la vidéosurveillance donne de la visibilité à la théorie de “l’espace défendable” largement reprise et interprétée des travaux de l’architecte américain Oscar Newman. Ignorant semble-t-il l’organisation en classes de la société capitaliste comme des rapports de domination qu’elle engendre, ses épigones postulent que certains espaces seraient par essence criminogènes. Ils préconisent donc un agencement spatial qui en abolirait comme par enchantement les effets supposés et redoutés. Elémentaire …
Empruntant ce sillage, d’autres travaillent d’arrache pied à cultiver et diffuser un climat de crainte partout dans la société à mesure que le capital mène à bien sa contre-révolution libérale. Que ce soit sur les lieux de travail où dans les quartiers, là où un sentiment d’impuissance et de vulnérabilité submerge les victimes des restructurations capitalistes, une rhétorique sécuritaire se déploie et alimente un marché de la peur en pleine expansion. Ce mécanisme ne peut fonctionner qu’en obtenant l’adhésion en partie au moins d’une fraction contre une autre des populations ciblées et afin d’y parvenir, d’importants moyens sont activement déployés. L’un des artisans de cette politique n’est autre qu’ Alain Bauer le chantre de l’idéologie sécuritaire auprès du Parti Socialiste qui ne rechigne jamais à offrir ses services à la droite quand celle-ci les lui réclame. Il est par ailleurs le président de la Commission Nationale de la Vidéosurveillance et proche de l’Association Nationale de la Vidéoprotection (l’AN2V). Ce lobby financé par une centaine de patrons du secteur a obtenu le soutient officiel du ministère de l’intérieur. La vidéosurveillance est évidemment un business extrêmement lucratif dont Bauer et ses amis profitent pleinement et plus encore depuis que 60 % des fonds interministériels pour la prévention de la délinquance, soit 30 millions d’euros financent directement les entreprises du secteur (6).

 

 

un réseau européen au service de juteux marchés locaux

Sur le marché international, le taux de croissance de l’activité s’élève à 24 % l’an et devrait rapporter 43 milliards de dollars en 2019 s’il se maintient à son niveau actuel.

En Europe, le patronat de l’industrie sécuritaire entend bien profiter des relations étroites qu’il a noué depuis quelques temps au sein du Conseil de l’Union Européenne. Un groupe de travail baptisé Réseau Européen des Services Technologiques de Police (ENLETS) s’y est constitué afin d’obtenir le financement et la réalisation de projets technologiques qui équiperont ensuite les forces de police des 28 Etats membres. Parmi les objectifs du programme dont s’est doté ce réseau figure celui “d’améliorer la qualité de la surveillance vidéo en utilisant des standards de haute qualité. Les enjeux principaux concernant la vie privée et la transparence”(7). De manière concrète, il s’agira de fabriquer des caméras qui répondent aux besoins inventoriés en amont par les différents services de police. Afin de réaliser les recherches qui déboucheront sur ces fameux standards technologiques, le groupe ENLETS a perçu la somme de 587 000 euros en 2012 et ambitionne dans un avenir proche d’obtenir un budget d’un montant d’un million d’euros (8).

En France, 150 entreprises se partagent le marché de la vidéosurveillance et engrangent 2 milliards d’euros de bénéfices à l’année. Comme nous l’avons vu, les finances publiques y pourvoient largement. Le coût estimé de l’installation d’une caméra est d’environ 20 000 € auxquels il faut ajouter le coût de l’étude préalable à son installation d’un montant de 5 000 à 10 000 €, enfin, la maintenance représente 10 % de l’investissement de départ. Depuis la publication d’un rapport adressé en 2008 au sénat, l’Etat encourage les partenariats entre “les collectivités, les services de police et de gendarmerie, les commerçants, les bailleurs sociaux, les transporteurs” afin de développer les systèmes de surveillance au niveau des bassins de vie(9). Une compétence passée depuis aux établissements de coopération intercommunale qui a permis à la Communauté d’Agglomération du Boulonnais de voter la mise en place de caméras sur la zone industrielle de l’ Inquéterie pour un montant de plus de 100 000 euros. On imagine que l’installation de la fibre optique dans l’agglomération boulonnaise sera de l’occasion d’opportunités financières supplémentaires offertes aux sociétés du secteur jamais à cours d’innovations. Ainsi on apprend que sans même l’intervention de l’homme, des caméras dites “intelligentes” permettraient dans un avenir proche d’identifier des personnes ou des comportements jugés suspects. Rassurons nous car la réalité est souvent plus prosaïque et la finalité vénale. Ces bijoux de technologie seraient efficaces avant tout dans l’enregistrement des plaques minéralogiques et la distribution de contraventions aux automobilistes, ce qui n’en doutons pas, ne manquera pas d’intéresser les édiles …(10)

 

 

un outil essentiellement normatif

Il y a une quarantaine d’années, Henri Lefebvre, encore lui, affirmait dans son livre “La survie du capitalisme” que ceux qui possèdent les forces productives maîtrisent l’espace et le produisent. Rien n’est plus vrai à l’heure actuelle où l’aménagement du territoire est devenu un enjeu incontournable de la lutte entre les classes. Pour l’Etat et la bourgeoisie, l’intention est de privatiser l’espace public autant qu’il leur sera possible de le faire, de réduire l’individu à la fonction de consommateur d’accès à un espace marchandisé et sous contrôle, tout en tenant éloigné-e celui ou celle qui ne se conformera pas à cette injonction. Cette privatisation de l’espace public produit en parallèle de la norme et du contrôle, elle génère à l’occasion de la violence institutionnelle. La vidéosurveillance participe de cette régulation sociale, c’est à dire qu’elle règle, selon les termes même de la définition, le mouvement de catégories sociales déterminées en cherchant à adapter leur comportement au résultat à obtenir. Elle est un rouage du mécanisme disciplinaire qui agit sur la réalité socio-territoriale de l’espace public. Il suffit de s’en rapporter aux propos d’un responsable de la police locale s’exprimant sur le sujet pour le comprendre : “la vidéosurveillance a un effet direct sur les nuisances dont sont responsables certaines fractions de la population : “ jeunes, marginaux, sans-somicile-fixe, squatter …” – autrement dit, les pauvres(11). Le conseiller municipal en charge à la mairie de Boulogne-sur-mer de la “Tranquillité publique” insiste, lui, sur le rôle dissuasif des caméras. Convaincu que “les boulonnais sont de plus en plus demandeur”, elles sont un moyen dit-il, d’empêcher, sans préciser lesquels, “certains rassemblements en centre-ville”. Enfin, les commerçants -qui profitent sur-le-champ du dispositif- déclarent que les caméras les rassurent. De quoi les tranquillisent-elles au juste, si ce n’est de l’éviction des indésirables alors que de l’aveu même de la police :”en terme d’élucidation d’enquête, les résultats sont minimes pour ne pas dire quasiment nuls.”

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Notes :

(1)Sopra-Stéria est une entreprise qui offre des “services numériques”, notamment en matière de “Cybersécurité”. A propos du concept de “Smart-City” -la ville intelligente- lire ce texte de la revue en ligne “Lundi Matin” : https://lundi.am/La-conspiration-Episode-8
Un modèle économique qui comme son prédécesseur, de type fordiste, ne s’embarrasse aucunement de satisfaire les besoins sociaux des populations. Le maire de Boulogne-sur-mer est explicite sur le sujet : “ Nous sommes dans l’invention de l’inconnu (!) ces entreprises partent au départ d’une idée géniale qui se transforme par la suite en outils économique”.

Lire dans la presse bourgeoise : “3 millions d’emplois menacés en France à cause du numérique” in la revue du digital. http://www.larevuedudigital.com/2014/10/28/3-millions-demplois-menaces-en-france-a-cause-du-numerique/ et sur le site “Spartacus 1918” : La révolution digitale en marche : http://spartacus1918.canalblog.com/archives/2015/06/19/32193348.html
Henri Lefebvre. “La survie du capitalisme. La reproduction des rapports de production”. Ed. Anthropos. 2002. Troisième édition.
L’entreprise Sopra-Stéria dépose ses valises à Boulogne-sur-mer à la demande d’un ex-ministre, député et maire ; l’alliance du pouvoir d’Etat et de l’industrie sécuritaire.
La “ résidentialisation ” cette privatisation partielle de l’espace public a pour effet d’éliminer ou, au moins, de restreindre l’espace véritablement commun (cours, pelouses, terrains libres…)
Il est piquant d’apprendre que Alain Bauer, ami de longue date de M.Valls est actuellement visé par une enquête du parquet national financier. Bauer aurait usé de ses relations pour bénéficier de contrats d’un montant de 200 000 euros contractés auprès de la Caisse des dépôts au profit de la société AB Conseil dont il est le patron …
http://www.statewatch.org/news/2014/jan/enlets-wp-2020.htm
Des rapports entre l’Union européenne et l’industrie de la sécurité au beau fixe. In : http://securiteinterieurefr.blogspot.fr/2014/02/des-rapports-entre-lunion-europeenne-et.html
http://www.senat.fr/rap/r08-131/r08-131_mono.htm
http://www.laurent-mucchielli.org/index.php?post/2012/02/07/La-videosurveillance-intelligente-nouvelle-etape-dans-le-business-de-la-securite
“Deux chercheurs anglais nous renseignent sur le regard des opérateurs : 93% des sujets surveillés sont de sexe masculin , 86% ont moins de trente ans, 68% sont des personnes de couleur”. In : The maximum surveillance society. C. Norris, G. Armstrong

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Encadré 1 :

Qui sont ceux et celles qui nous surveillent ?

Pour le savoir, nous vous conseillons la lecture de ces quelques textes qui nous révèlent une réalité façonnée par les préjugés sociaux et raciaux, l’ennui et l’obsession …
Surveiller à distance. Une ethnographie des opérateurs municipaux de vidéosurveillance
Tanguy Le Goff, Virginie Malochet, Tiphaine Jagu
https://halshs.archives-ouvertes.fr/hal-00742822/document
Le blues du vidéosurveillant
Jérôme Thorel
http://www.slate.fr/story/45969/videosurveillance
Vidéosurveillance : Qui Vous Surveille ?
http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.fr/2011/11/videosurveillance-une-ethnographie.html

 

Encadré 2:

Moins de caméras en Angleterre ?

Après des années ininterrompues d’implantations de caméras, le Royaume-Uni donne le sentiment de faire marche arrière en regard du bilan coût/résultats. A y regarder de plus près, c’est d’abord la baisse des budgets, voire, la suppression des financements publiques qui expliquent ce recul qu’il s’agit de nuancer. Dans un contexte d’austérité budgétaire on assiste plutôt à la privatisation des dispositifs, à leur transfert entre les mains d’entreprises commerciales qu’à leur disparition.
Désormais, des sociétés privées incitent les habitants à se surveiller entre eux par l’intermédiaire de leur écran de télévision. La pratique du “neighbourwatch”profite des outils mis à la disposition d’un marché naissant et prometteur. Les habitants de certains quartiers peuvent dorénavant scruter les allers et venues de leur voisinage simplement en s’abonnant aux chaînes de télé en circuit fermé qui leur offrent ce service.
Encadré 3 :

Bibliographie indicative :

La survie du capitalisme.
La reproduction des rapports de production.
Henri Lefebvre. Ed. Anthropos. 2002. Troisième édition

Une violence éminemment contemporaine.
Essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle
et l’effacement des classes populaires.
Jean Pierre Garnier. ED. Agone. 2010

Un espace indéfendable.
L’aménagement urbain à l’heure sécuritaire
Jean Pierre Garnier. Ed Le monde à l’envers. 2012

Métromarxisme
Andy Merrifield. Ed Entremonde. Fevrier 2016.

De Godzilla aux classes dangereuses
Alfredo Fernandes, Claude Guillon, Charles Reeve, Barthélémy Schwartz
Ed. Ab Irato.2007.

Contrôle urbain.
L’écologie de la peur
Mike davis. Ed. Ab Irato. 1998.

Les marchands de peur :
la bande à Bauer et l’idéologie sécuritaire
Mathieu Rigouste. Ed. Libertalia. 2011.

Des films à voir :

Paris grand capital : film de François Lathuillière (1h20), raconte la rénovation urbaine qui transforme les villes populaires de la « ceinture rouge » parisienne (Pantin, Ivry, Saint-Ouen, Saint-Denis, etc.) pour faire place aux riches au nom de la « mixité sociale »

La fête est finie : film de Nicolas Burlaud (1h12) s’intéresse à la manière dont le statut de « Capitale Européenne de la culture » en 2013 a été utilisé à Marseille comme un prétexte pour la « reconquête du centre-ville » par les acteurs économiques (promoteurs, fonds de pension et grandes entreprises). Partout en Europe, sous les assauts répétés des politiques d’aménagement, la ville se lisse, s’embourgeoise, s’uniformise. Cette transformation se fait au prix d’une exclusion des classes populaires, repoussées toujours plus loin des centres-villes.

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