De la féodalité républicaine
Ça n’aura échappé à personne : les enjeux essentiellement politiques des reconfigurations administratives sont loin derrière les manœuvres politiciennes soumises ou associées aux apétences du capital. Les stratégies de conquête ou de préservation des postes magistraux ne peuvent guère plus s’appuyer que sur le mieux-disant capitaliste et dans le sens des restructurations sociales et économiques qu’exigent patrons et financiers. Il est donc logique de retrouver un accord de principe de l’ensemble des partis – en pleine capilotade au passage – sur les refondations des territoires comme d’un re/dé-tricotage des tissus sociaux qui s’y maintiennent encore.
Difficile en effet de dissocier le grand chantier d’une décentralisation/concentration de la distribution des casquettes et des tiroirs-caisses, par la voie électorale et le jeu des nominations. Présentées comme des avancées démocratiques, l’instauration des intercommunalités et des mégarégions ne sont en réalité que l’opportunité pour les « barons » locaux les plus puissants de renforcer leur pouvoir sur des fiefs élargis. Les « partenaires privés » industriels et financiers restant des alliés de poids dont les intérêts ne peuvent que croître avec l’ampleur des projets territoriaux. Et leurs lobbies de les dicter.
De décentralisation en re-centralisation : une mise en âbyme du pouvoir
Métropolisation et fusion en super-régions ne sont rien moins qu’un assemblage politique qui engendre une concentration de pouvoirs digne du jacobinisme dont la République prétend se départir. Mais ce réagencement territorial, en terme d’aire, de compétences et de finances refonde également des antagonismes de magister qui ne s’adossent plus, et loin s’en faut, sur des considérations partidaires ou idéologiques, mais plutôt sur le mode les « petits » face aux « gros » : « Quel est le but de notre gouvernement et de ceux qui pensent pour eux ? Détruire les communes ! Mais comme personne n’aura jamais le courage de le faire, car tout le monde y est attaché, des élus aux citoyens, on procède par étapes : d’abord on enlève les compétences, puis on supprime les finances » dixit Jacques Genest, sénateur-maire (LR) de Courcouron et président de l’Association des maires ruraux de l’Ardèche ; « à terme nos communes et nos départements sont menacés de disparition par évaporation. C’est tout le sens de l’intercommunalité contrainte, de la métropolisation et de la mise en place du conseiller territorial » pour le front de gauche ; « les conseils municipaux ont été vidés d’une bonne partie de leurs pouvoirs au profit de structures non élues : il n’y a aucune transparence ni pour la population, ni même pour les élu-e-s aux conseils municipaux » pour le NPA et, plus généralement, pour l’association des maires de France (AMF), « ils sont fermement opposés au principe d’une élection supra communale des élus intercommunaux à l’échéance 2020 qui marginaliserait les communes et leur maire. » (1) Ainsi, davantage qu’une association, l’intercommunalité est vécue par les maires – et quand, elles sont informées , les populations – des petites communes comme une absorption par la structure-marâtre. Il résulte en effet de ces regroupements une perte d’autonomie des communes subalternisées. Par ailleurs, l’intercommunalité détruirait la légendaire proximité des maires avec les populations. L’institution forcément interlocutrice présente, en milieu rural notamment, c’est la mairie.
L’enjeu démocratique de ces nouvelles instances de gouvernance disparaît encore davantage derrière les injonctions propres aux gestionnaires, élus ou pas. Car c’est l’instance métroplolitaine qui décide de l’aménagement du territoire, du logement, de la taxe professionnelle… Au-delà et de fait, il est remarquable que les conseils municipaux passent désormais au second plan, tant d’un point de vue décisionnaire que… « légitime » (2) : les intercommunalités sont des structures non élues sur lesquelles les populations n’ont aucune prise, d’autant moins que les décisions sont validées dans l’entre-soi des bureaux ; « Ceux qui dirigent les intercommunalités ne sont donc pas directement élus par la population, mais par les conseils municipaux des communes membres du groupement. Ce mode de désignation des délégués communautaires tend à créer une séparation entre l’espace de représentation du politique, où se discutent les orientations politiques, principalement au moment des élections municipales, et l’espace de la décision élaborée dans des lieux relativement fermés aux citoyens au sein de commissions ou d’assemblées communautaires. » (3) Autrement dit, c’est bien la crainte d’une vassalisation généralisée des petites communes que leurs magistrats, au-delà des « postures idéologiques » redoutaient jusqu’aux scrut.ins de 2014. Dès lors « les conseillers communautaires seront élus par fléchage sur les listes municipales selon le principe » un bulletin deux listes « .». Disposition aussitôt contestée par l’AMF qui indique sa préférence pour « un système de fléchage simple et efficace par un signe distinctif devant le nom des candidats » sur la liste des candidats au conseil municipal. Autrement dit, un bulletin, une liste. (4) En tout cas, les inégalités des marges ne seront pas résorbées au sein des regroupements, ne serait-ce que du fait de la sociologie des populations.(5)
Les mêmes inquiétudes se font jour à l’échelle de la naissance aux forceps des « grandes régions » et les querelles ont jailli, d’un côté au chevet des chefs-lieux voués au placard, de l’autre pour la nomination de la capitale. Là encore les enjeux ont dépassé les vagues clivages. On a pu assister en particulier au bref baroud mené contre les incidences d’une politique d’État -pourtant déclarée rose et durable – par Barbara Pompili, et Christian Manable, respectivement députée EELV et sénateur PS et président du Conseil Général de la Somme ; lesquels militaient pour Amiens. Mais c’est le beffroi lillois qui sera le donjon en somme…
Parallèlement, la plupart des élus de France et de Navarre ne perdent pour autant pas le nord et restent favorables (même discrètement) au cumul des mandats, préférant se trouver dans la peau d’un député-maire. Voilà au passage une des raisons de la patience de l’État quant à la suppression des départements, hérités du découpage sous la Révolution française… Et pour contenter l’apétence hiérarchique ou à tout le moins aténuer les frustrations, « chaque capitale régionale qui ne le sera plus va au moins rester capitale départementale » a promis André Vallini, secrétaire d’État à la Réforme territoriale, auprès de la ministre de la Décentralisation et de la Fonction publique. Si.(6)
Urbs in fieri
La ville en méatmorphose perpétuelle. Ce phénomène est apparemment normal dès lors que la population croît, que les édifices ont besoin d’être rénovés, que les besoins sanitaires augmentent…
C’est une aubaine de plus pour les partenaires privés pour qui les marchés vont monter en volume, favorisant toujours davantage les géants, lesquels gagneront encore en influence.
Ainsi à titre d’exemple le marché de l’eau. Entre 2000 et 2014, les tarifs ont explosé : entre + 36 % à Échinghen et + 269 % à Baincthun pour ne parler que de la CAB. Mais ce lissage devrait se résorber assure Daniel Parenty, maire de… Bainthun, planificateur stratégique du SCOT, responsable de l’eau et de l’assainissement à la CAB. Et d’annoncer tou-de-go que « le contrat d’eau potable a été renégocié en 2015 et si le groupe (Véolia ndla) a pu gagner de l’argent auparavant, je peux vous assurer que ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nous avons serré les boulons, à tel point que Veolia a dû se séparer d’une partie de leur personnel » ! (7) Le salariat variable d’ajustement enfin sincèrement loué par un élu aux commandes !
Ce cas de figure exprime bien les inclinations que sous-tend la réforme territoriale. Le pouvoir règlementaire des « mégamandats » ira dans le sens du moins-disant finances publiques au mieux-disant marché privé et profit à la clef. Le mécanisme est simple : un désengagement de l’État maillé à un canevas organisationnel type, à décliner par les métropoles et à charge pour elles de financer les projets. Dans cette configuration, d’une part les regroupements de communes ne peuvent que gonfler (8), alimentant des potentats d’envergure idoines, réduisant le nombre d’entités supracommunales. « Si les projets vont jusqu’au bout, la masse des intercommunalités pourrait d’après l’association (AdCF, assemblée des communautés de France ndla), fondre d’environ 35%. C’est-à-dire de2611 au 1er janvier 2016 à 1400 ». (9) Cette dissolution progressive des communes dans les métropoles est conjuguée au dégraissage de la fonction publique puisque « pour exercer leurs missions, les effectifs des directions départementales interministérielles qui ont subi l’essentiel des diminutions d’effectifs depuis plusieurs années doivent désormais être mieux préservés. Les services régionaux de l’Etat porteront, dès 2016 et dans les années suivantes, les deux-tiers des efforts de réduction d’effectifs : cela sera rendu possible grâce aux marges dégagées par la fusion des services. ».(10) Ces hautes instances à peine nées sont donc structurée selon les modalités des fusions d’entreprises. La restructuration ne souffre pas le double emploi et il n’est pas certain que les victimes puissent aller pantoufler dans le privé. Reste la répartition géographique du salariat mobile…
Les communes et intercommunalités ont eu, elles, beau jeu d’embaucher – en CDD à temps partiel mais aussi en puisant dans le petit personnel – lors de la réforme des rythmes scolaires. Las ! L’État va bientôt retirer ses billes. Mais la réduction d’effectifs s’annonce globale ; il s’agit pour les collectivités de « maîtriser la masse salariale ». À l’instar des départements et bien plus encore, les responsables territoriaux vont s’atteler à mettre la pédale douce sur les recrutements et mutualiser fonctions et services. Ce que confirme Randstad, boîte d’intérim de haut vol (« spécialiste des ressources humaines ») sans ambiguïté.(11)
Entre délégation de service publics aux entreprises des grands groupes capitalistes, voire à des entreprises d’État aux ambitions analogues (12), et le frein aux dépenses publiques exigées par le gouvernement, l’opposition, la cour de comptes, les agences de notations… il ne reste guère aux administrations locales que la fiscalité et… crier au loup avec les populations pour tenir.
Vaudeville dans le landernau du Nord
Dans la région Nord Pas-de-Calais Picardie, on sait la foire d’empoigne qu’a provoqué la fusion. On sait aussi que l’option des épousailles du NpdC avec la Haute Normandie a été un temps sortie des cartons par l’État. Difficile de dire quel critère a prévalu pour la Picardie ; le sud de cette dernière – l’Oise notamment – étant économiquement et psychologiquement relié – pour ne pas dire dépendant -à la Région parisienne, comme les Ardennes peuvent l’être à la Belgique. (13) La gestion des TER de la nouvelle région va s’en trouver à coup sûr indolore et simplissime. D’autant que des conflits larvés ou plus directs ont émaillé ces dernières années les relations entre communes privées de gare ,écartées des lignes TGV ou encore la suppression des trains « Corail » par l’ex « petite » Région (long conflit des cheminots lors de la disparition du Calais-Paris).
Les déplacements quotidiens transrégionaux ou transfrontaliers sont évidemment liés aux bassins d’emploi, déshérités en Picardie. Cette situation a d’ailleurs été un argument pour Percheron et Aubry pour disqualifier la fusion sur le mode « deux régions pauvres ne font pas une région riche ». Ambiance au PS régional et national. Par la suite, on l’a vu, ce sera la résistance, assez passive, des élus picards à la désignation de Lille pour Capitale de la nouvelle entité.
Comme vraisemblablement un peu partout les frictions à l’échelon inférieur se font jour. Qui sur la desserte des transports, qui sur l’implantation d’un parc d’éoliennes offshore (14), qui sur des questions foncières…
D’ailleurs, à ce propos c’est la motivation du retoquage du Plui de la Communauté d’agglomération du Boulonnais. Les conseils municipaux devront donc se prononcer à nouveau. Concertation et cohésion donc. « Nous avons déjà su dépasser la défiance qui pouvait exister entre nos différentes villes, insiste le président du pôle métropolitain, c’est bien connu, par le passé, le Dunkerquois était attaché à la Flandre, le Calaisisis était anglais et le Boulonnais était autour de sa boutonnière » assenait Michel Delebarre lors de l’avènement pressenti d’un pôle métropolitain de la Côte d’Opale. Appuyé avec enthousiasme par Frédéric Dupilet : « L’enjeu n’est plus de réguler les concurrences, mais d’organiser la négociation entre des acteurs territoriaux différents autour de règles du jeu partagées ». (15) C’est exactement l’esprit de la réforme territoriale…
C’est donc à une curieuse démonstration de jeux de miroir et de poupées gigognes que se livrent les promoteurs, qu’ils soient initiateurs ou suivistes, têtes d’affiche ou figurants, enthousiastes ou contraints, des plans de développement des territoires et du refaçonage de sa sociologie. Pour faire un peu de psychologie de cabinet, on serait tenté de croire que les carrières s’inscrivent dans les travaux urbanistiques, lesquels seraient garants de la prise d’envergure de ceux qui les déclenchent. Et ainsi de suite. Car le poids des presque « landers » à la française a vocation à l’écrasement.
Le propre d’une carrière politique réside dans le dyptique attentif / pas regardant et procède de la mise en avant résolument fédératrice et égocentrée. Les logiques n’ont même plus besoin d’être partisanes (au sens des étiquettes politiques) dès lors que c’est l’évolution des choix capitalistes qui détermine les besoins, les moyens et donc les orientations économiques, urbanistiques, énergétiques, culturelles, etc. L’économie dite durable en est un exemple actuel majeur : porteuse en terme de profits rapides, chiche en étude d’impact à long terme – et davantage encore de la divulgation des résultats – valorisante pour les élus et spectaculairement enrobée pour les populations, c’est l’exemple même de… l’arbre qui cache la forêt.
Boulogne-sur-mer le 01/02/2016
Notes :
(1) in, respectivement: http://www.lagazettedescommunes.com/417547/quel-avenir-pour-les-communes-non-aux-intercommunalites-sans-ame/; www.amf.asso.fr/…/AMF_11098_REPONSE_DU_FRONT_DE_GAUCH…; www.amf.asso.fr/…/AMF_11098_REPONSE_DE_M._PHILIPPE_POUT… ; http://www.amf.asso.fr/document_recherche/document.asp?doc_n_id=13378
(2) Pas d’illusion sur la représentativité des élus locaux ! Les cadres supérieurs représentent 32,2 % des conseillers régionaux, 32,3 % des conseillers généraux et 10,2 % des maires, alors qu’ils représentent 8,7 % de la population. Les agriculteurs exploitants représentent à peine 1 % de la population mais 13,7 % des maires, en raison du nombre très important de communes rurales. A l’opposé, les employés et les ouvriers, dont la part dans la population est respectivement de 16,6 et 13,4 %, sont très peu présents dans les instances locales. La part des ouvriers parmi les conseillers municipaux est de 4,1 %, et de 0,4 % dans les conseils généraux. Les employés sont mieux représentés dans les conseils municipaux (21,2 %) mais ils ne constituent que 4,7 % des conseillers généraux. (source : observatoire des inégalités, http://www.inegalites.fr/spip.php?article561). Par ailleurs, en 2014, les conseils municipaux n’ont été élus que par 60% des inscrits.
(3) http://www.metropolitiques.eu/L-intercommunalite-vingt-ans-de.html
(4) http://www.courrierdesmaires.fr
(5) Il en résulte un fossé suplémentaire communes riches/communes pauvres. Les communes urbaines les plus peuplées ne sont pas les mieux loties. Exemple (récurent) : en 2012, Neuilly-sur-Seine, 60 000 habitants, 2% de logements sociaux, budget de 196 millions ; Vitry-sur-Seine, 80 000 ha bitants, 40% de LS, 178 millions.
(6) Noir sur blanc sur http://www.gouvernement.fr/argumentaire/reforme-de-l-administration-territoriale-de-l-etat-2705
La Voix du nord : http://www.lavoixdunord.fr/region/les-factures-d-eau-n-en-finissent-pas-de-deborder-dans-ia31b0n3224463