Les classes moyennes : une garde rapprochée idéologique

Les classes moyennes : une garde rapprochée idéologique

 

En janvier 2006, le ministre du budget affirmait qu’ un professeur certifié en fin de carrière : “gagne à peu près 4. 100 euros par mois. Un informaticien après 10 ans d’expérience, un conducteur de T.G.V. en fin de carrière, un V.R.P., gagne aussi entre 4.000 et 4.200 euros par mois. Cela veut dire qu’on va demander à toute une frange de nos concitoyens qui gagnent effectivement quatre fois plus que le Smic et au delà, de voir leurs impôts augmenter”. Cette affirmation, fausse au demeurant, recherchait l’adhésion de certaines catégories de travailleurs au discours d’une classe dominante s’exprimant en la circonstance par ministre interposé. On reconnaîtra la pratique routinière de la fabrique médiatique et à travers elle, l’objet de toutes ses attentions et intentions : produire et maintenir le consensus. Pour se faire, elle modèle par le discours une figure sociale aux contours indéterminés : « la classe moyenne ». Une catégorie à la fonction « propagandiste », “missionnée auprès des classes dominées à la diffusion des intérêts, idées et valeurs de la classe dominante”. Nous n’entendons pas nous livrer ici à l’étude de cette hypothétique agglomérat social mais simplement croiser quelques éléments afin de comprendre la raison de tant de sollicitudes …

 

Avant toute chose, rappelons que cette notion de « classe moyenne » n’est pas nouvelle et qu’elle accompagne l’histoire de la classe dominante depuis le XIXème siècle. A cette période, la république établie par et pour la bourgeoisie s’appuie en partie sur la paysannerie et son environnement social immédiat. Majoritaire jusqu’en 1936, la population des campagnes se compose alors de fermiers partiellement propriétaires, tour à tour dominants face aux travailleurs saisonniers et dominés face aux maîtres vivant d’une partie de leur travail. La troisième république puisa dans ce réservoir ses instituteurs, demoiselles de la poste ou ses officiers donnant ainsi naissance au mythe de l’ascension sociale républicaine. Entre temps, la menace que révèle la « Commune de Paris » mit la bourgeoisie dans l’obligation de se constituer un rempart social face au mouvement ouvrier. Se crée autour d’elle un bloc animé d’une idéologie fortement teintée de méritocratie. Elle ouvrit auprès des couches intermédiaires du salariat et de la petite paysannerie l’espoir d’une vie meilleure ; si ce n’était pour elles mêmes, du moins pour leurs descendants. Cadres naissant de l’État, professions libérales, petits commerçants et artisans représentent les classes moyennes de l’époque, elles le demeureront jusqu’au lendemain de la deuxième guerre mondiale (l).

Petit commerce

De 1945 aux années 70, le fordisme contribue à modifier non pas le statut social des populations urbaines issues de l’exode rural mais les conditions matérielles de sa vie quotidienne. Un nouveau discours se répand au travers de l’idéologie consumériste naissante. Ainsi, l’explosion du marché de l’électroménager est sensée libérer les femmes, ouvrières comprises mises sur un pied d’égalité dans un univers publicitaire en développement avec celles de la bourgeoisie. A ceci près que, les premières connaîtront a contrario des secondes, la joie des chaînes d’assemblage en usine (2). En uniformisant les modes de la consommation entre urbains et ruraux, entre cols blancs et cols bleus, l’idéologie marchande semblait donner corps aux déclarations naissantes sur la disparition des classes sociales. Par ailleurs, le besoin de compétences nouvelles dans le secteur industriel impulse un prolongement général des études supérieures renforçant l’illusion de la “moyennisation sociale de la société  » : ces professeurs, cadres commerciaux, techniciens supérieurs ne disposaient ils pas de diplômes comparables voir supérieurs a ceux de leurs patrons ?

 

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Classe moyenne way of life : l’idéal américain, la voiture, les vacances, le chien et la banlieue pavillonnaire

 

Corollairement à la fin du modèle fordiste, la représentation traditionnelle de la classe ouvrière entre à son tour en crise. La liquidation/modernisation de l’appareil de production, la délocalisation industrielle engendre la disparition progressive de l’image ainsi que l’affirmation politique et les valeurs du prolétariat des grandes concentrations industrielles. Aujourd’hui, les jeunes ouvriers ne se reconnaissent plus dans l’image de ces aînés. Plus de prolo selon les sociologues et les médias, la société se partage dorénavant en deux ensembles certes distincts mais qui n’entrent pas en contradiction la classe moyenne  » et  » les exclus « .

Depuis les années 80, l’atomisation généralisée du prolétariat favorise l’émergence d’une rhétorique piégée, car inclusive, sur le thème de  » l’exclusion « . Inscrite dans le prolongement des précédentes, elle tient dorénavant pour illusoire, voire potentiellement totalitaire tout changement social. Le démocratisme de marché s’érige en horizon ultime et il ne tient qu’à la volonté de chacun d’y prendre sa place. Cette novlangue crée une nouvelle figure  » l’exclu « , qui n’est plus un travailleur mais  » l’individu  » à insérer dans la société. Il s’agit d’abord de lui (ré)apprendre les bonnes manières en le culpabilisant. S’il n’a pas de travail c’est sa faute, Rmiste, il vit au crochet de la société, chômeurs c’est qu’il ne fait pas assez de démarches, seule la soumission lui permettra d’accéder au bonheur de l’insertion, en d’autres termes : l’exploitation de sa force de travail. Au regard des résultats des dernières élections présidentielles, cette stratégie se révèle payante. Le vote ouvrier dont a bénéficié l’actuel président a exprimé ce clivage entre deux segments du prolétariat, les premiers contestant aux seconds le versement à leurs dépens de prestations sociales.

 

Une  » non classe  » sans intérêt propre

     Du côté des chercheurs en sciences sociales, règne aussi la confusion lorsqu’il s’agit de donner un peu de relief à cette improbable classe moyenne. Faute de mieux, la plupart s’appuient sur le salaire, avec une fourchette de revenu fixée à 40 % du salaire médian (soit 1484 euros). Se regrouperaient en son sein une population dont les revenus oscilleraient entre 9 00 et 2 100 euros. Xavier Molénat dont les travaux interrogent les identités de classes, en conclut à l’impossible définition de celle-ci. Émile Pin constate avec plus de perspicacité que l’action commune des membres de la classe moyenne n’est pas fréquente alors que pour définir une classe il ne faut pas seulement prendre en compte les revenus, les habitus mais la conscience d’être une classe et le fait d’être en lutte contre les autres (3). L. Chauvel voit dans  » Les classes moyennes à la dérive  » la classe de ceux qui n’évoluent pas ou qui n’évolueront plus. Sociologue à la mode (professeur à Science Po), il fait partie de ceux qui préfèrent « laisser dans l’ombre les privilèges et les privilégiés et ce pour des raisons plutôt mauvaises que bonnes : la rareté des financements susceptibles de permettre de tels travaux [universitaires], mais aussi à la difficulté au fait de mener des investigations auprès d’agents qui occupent des positions dominantes, qui disposent de pouvoirs étendus et remettent ainsi le chercheur à sa place, de dominé« . C’est pourtant l’auteur de référence sur le sujet sitôt qu’il est question de malaise de la classe moyenne, quant les mômes se soulèvent contre le CPE ou que leurs aînés tentent de préserver leur droit à une retraite acceptable.

Il y a donc un enjeu particulier à démystifier le discours de la bourgeoisie sur la question. Cette bourgeoisie tient historiquement sa position dominante des alliances qu’elle passe avec divers groupes sociaux qu’elle domine et qui invariablement lient leurs destins au sien. Ce sont eux qui diffusent dans la société les valeurs du capital : ordre social et moral, propriété et travail. A.Bihr rappelle à profit que l’hégémonie d’une classe passe par la constitution autour d’elle de ce bloc qui « assure à la classe dominante une assise sociale parmi les classes dominées… et constitue de surcroît un rempart social pour la classe dominante. Elle lui permet d’isoler, d’affaiblir, voire de neutraliser politiquement celles des classes dominées éventuellement exclues du bloc hégémonique, à commencer par le prolétariat, en les amenant en définitive à se résigner à accepter leur subordination « (4). Illustrons ce propos dans le temps présent, et entendons ce bloc relayer les inquiétudes des patrons face à une concurrence mondialisée ou encore le credo sur l’impôt qui accablerait les entrepreneurs et les dissuaderait d’investir de ce côté de leur frontière. Ce  » mur de l’argent  » trouve un écho auprès des employés du bureau, de la boutique voire de l’usine qui reprennent avec entrain la fameuse ritournelle des  » charges patronales trop lourdes  » qui ne sont, rappelons le, que la part différée des salaires.

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Une volonté de taire les recherches sociales ? le CNRS dans la rue

 

Vers la fin des classes moyennes ?

      Au regard de quelques exemples pris ça et là: en Argentine, en France et en d’autres endroits du monde travaillés par des conflits sociaux d’importance, on constate la mise en mouvement de fractions du salariat habituellement rangées dans les classes moyennes. Ces dernières années en Argentine, des milliers de cadres, professeurs, commerçants se sont joins aux actions des chômeurs et travailleurs Piqueteros (groupes autogestionnaires) au cri de  » Qu’ils s’en aillent tous ! ». En France, ces catégories aujourd’hui frappées de  » prolétarisation « , ne sont plus reproduites à l’identique mais aux conditions actuelles du prolétariat : précarité, flexibilité, pauvreté, déclassement. La prolétarisation en cours des classes moyennes est une réalité révélée par la place qu’on pu jouer dans les luttes de 2003 certaines des catégories sociales qu’y s’y rattachent et avec plus d’évidence encore par sa descendance lors des mobilisations de 2006 contre le CPE.

Boulogne-sur-mer. Juin 2007

 

Notes

(1) Soulignons que la C.G.T. d’avant 1914 syndiquait les artisans comme les ouvriers. Ainsi un Marius Jacob refusait de cambrioler les médecins et architectes qu’il voyait comme des bourgeois utiles, rangeant les autres dans le parti de l’ordre et de la répression contre les  » partageux « … Dans un même registre, rappelons que jusqu’aux années 1950, le fait d’avoir un domestique à disposition était considéré comme un signe d’ appartenance à la bourgeoisie.

(2) Par ailleurs, est il nécessaire de rappeler que dans les vraies familles bourgeoises ce n’est toujours pas Madame qui met le linge sale dans la machine à laver.

(3) Émile PIN. Les classes sociales, Paris, Spes,1962

X. MOLENAT. Les nouveaux clivages de la société française. in Sciences Humaines.

n° 138. 2003

Louis CHAUVEL. Les classes moyennes à la dérive. Seuil. 2006

(4) A.Birh. p.49  » Retour à Gramsci  » in  » Pour en finir avec le front national  » ed Syros. 1992.

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