Fin de partie pour la Scop Seafrance ? Mythe et limites d’une expérience coopérative
C’est une fois encore la concurrence acharnée pour le contrôle du marché Transmanche qui a motivé la non reconduction du contrat initialement passé entre le groupe Eurotunnel et la Scop Seafrance. Cette fois, par un renversement d’alliance Jacques Gounon a rompu les engagements qui liaient son groupe à la coopérative en louant ses navires au concurrent d’hier, la compagnie danoise DFDS.
Qui pensait sérieusement que l’union nouée entre le Syndicat Maritime Nord, exclu de la CFDT et le groupe Eurotunnel résisterait aux échéances fixées par l’accord ? En août 2013, convaincus du contraire nous écrivions : “ Lors de ces derniers mois, les marins de Seafrance ont démontré une réelle détermination dans la lutte, tant à l’encontre de leur ancienne direction que contre l’appareil de la CFDT. Ils ont par ailleurs résisté sans fléchir à l’une des pires campagnes de dénigrement orchestrée par les médias à l’encontre de travailleurs en lutte. Nous aimerions imaginer qu’ils pourront à l’avenir se consacrer exclusivement à l’élaboration de nouvelles manières de penser et vivre leur activité. En réalité, nous croyons qu’à terme ils seront appelés à reprendre le chemin de la lutte, tout comme leurs camarades des autres compagnies condamnés, comme eux, à subir la guerre que se livrent sur la Manche les patrons du secteur …”(1). Force est de reconnaître que deux ans plus tard, le conflit est de nouveau à l’ordre du jour.
Le trafic Transmanche à l’heure de la métropolisation.
Pour le patron d’Eurotunnel, ce serait la guérilla juridique que lui mènent de concert l’autorité britannique de la concurrence (CMA), et son rival DFDS qui le contraint à jeter l’éponge. Accusé de position dominante sur le marché Transmanche, il s’est vu interdire l’accès du port de Douvres à ses navires. Depuis, la cour d’appel de Londres a annulé cette décision et les ferries de la compagnie My Ferry Link circulent à nouveau. Il est avéré que le groupe franco-anglais a acquis une position dominante sur le marché mais c’est pour lui la condition indispensable afin de rester maître du jeu et de redistribuer les cartes au gré de la conjoncture. Un rang à tenir qui peut occasionnellement se payer de quelques escarmouche en justice.
En réalité, la raison de la rupture est d’un autre ordre. Elle repose sur les intérêts qui opposent le groupe Eurotunnel à la région Nord-Pas-de-Calais et depuis peu à la Scop Seafrance. Sur la Côte d’Opale, comme partout ailleurs sur le territoire, affleurent de grands projets d’aménagement portés, ici, par les initiateurs d’un “Pôle de Métropolisation du Littoral”. A sa tête on retrouve le Conseil régional aux mains du Parti Socialiste qui travaille à fusionner les deux ports de Boulogne-sur-mer et Calais au sein d’une seule entité pilotée par une société anonyme dans le cadre d’une délégation de service public. Tablant sur une croissance de 40 % du trafic Transmanche pour les quinze ans à venir, un plan de grands travaux prépare une extension assez spectaculaire de l’actuel port de Calais(2) afin de doubler sa capacité. Ironie de l’histoire, le groupe Eurotunnel, qui, de “grand projet” qu’il fut baptisé en son temps, se voit aujourd’hui disputé son titre et sa place et décide à son tour de saisir les tribunaux pour dénoncer une entreprise menaçante et par trop subventionnée … Au milieu de cet imbroglio juridico-financier, Jacques Gounon se devait d’envoyer des signaux rassurants à ses actionnaires au moment où, de son côté, la direction de la Scop rendait public ses projets pour l’avenir.
Du syndicalisme à un patronat sous label coopératif
Le mariage d’intérêt célébré entre les ex de la CFDT et Eurotunnel offrait l’avantage aux marins de sauvegarder pour un temps leurs emplois ainsi qu’un cadre collectif de lutte, ce qui, avouons – le, n’est pas rien dans une région comme le Calaisis. Elle avait par contre le défaut de placer la scop dans la position inconfortable d’un sous-traitant assujetti au desiderata du groupe ferroviaire sur un marché très concurrentiel. Et contrairement à ce que certains pensent encore, le coopérativisme ne préserve en rien des rapports marchands et sociaux qu’impose la logique capitaliste. S’imaginant sans doute s’émanciper de cette tutelle, le promoteur puis président du conseil de surveillance de la Scop, Didier Capelle, caressait depuis peu le projet de bâtir une société d’économie mixte (SEM) adossée à certaines collectivités locales qui auraient reçu le soutient et l’engagement financier de la région pour le rachat des trois ferries sur lesquels naviguaient les anciens de Seafrance. Une solution qui mettait au mieux Eurotunnel devant l’obligation d’accepter d’être actionnaire minoritaire, au pire de revendre ses parts. Se rêvant sans doute à la tête de sa propre entreprise, l’ex patron du Syndicat Maritime Nord informa le PDG d’Eurotunnel de son dessein, non sans avoir préalablement révoqué de la scop l’un de ses proches. La réaction de Jacques Gounon fut immédiate et sans appel, il loua les bateaux à une société concurrente et la coopérative se retrouva placée en redressement judiciaire.
Hiérarchie et lutte de Scop
Il n’en fallut pas d’avantage pour que les divisions hiérarchiques s’exacerbent et mettent à leur tour en crise la coopérative Seafrance. Une fraction des salariés, c’est à dire la totalité des cadres, les commandants et les officiers s’est alors rangée auprès du directoire de la scop proche du patron d’Eurotunnel. Sous la tutelle du syndicat FO ils ont décidé de créer une nouvelle Scop afin de solliciter la bienveillance de Jacques Gounon après qu’il ait déclaré poursuivre une activité de transport maritime avec un seul navire au lieu de trois. Cette scission de l’encadrement d’avec la base des marins démontre, s’il le fallait encore, que non seulement la hiérarchie perdure au sein d’une Scop, mais qu’en cas de difficulté, une lutte sans fard s’y déclare entre les différents échelons de la main d’oeuvre comme dans n’importe quelle autre entreprise capitaliste.
Et maintenant ?
Au delà des démêlées juridiques sur le devenir fortement compromis de la scop, deux questions essentielles se posent dorénavant aux marins. La première, dans l’hypothèse probable où la coopérative disparaît, la loi prévoit que les sociétaires perdent la totalité de leur apport initial, soit dans le cas présent plusieurs milliers d’euros qui provenaient des indemnités de licenciement versées après la disparitions de la filiale de la SNCF. Hors, Eurotunnel avoue avoir engrangé des profits dans cette affaire, le groupe compte-t-il en restituer une partie aux salariés ? Il est permis d’en douter. Par ailleurs, se révèle au travers de cet exemple de la scop Seafrance toute l’ambiguïté du statut de sociétaire, qui entremêle les conditions du salariat à une forme de participation et d’association au capital qui entretient la fable d’un capitalisme différent, plus équitable.
Le deuxième point, concerne la disparition du registre sous lequel travaillent encore les marins de la scop, celui du pavillon français. Celui-ci disparaîtra de la surface de la Manche si la faillite de la coopérative est actée. Ce qui signifie dans le cas où ces marins se retrouvent à embarquer pour une des compagnies de ferries concurrentes de devoir accepter des conditions de travail, de navigation et de rémunération autrement plus défavorables. La défense des conventions de travail afférentes à ce registre est un des points cruciaux de la partie qui se joue actuellement. C’est un des leviers qu’il s’agirait d’actionner auprès des marins des autres compagnies, en réclamant son application à l’ensemble des navires qui circulent entre la France et l’Angleterre, dans un premier temps. C’est cette solidarité affirmée dans le cadre de la lutte qui pourrait ouvrir des brèches dans le front uni qui veut la peau de la scop. Dans le cas contraire, la défense du pavillon français apparaîtra comme un combat d’arrière garde aux relents corporatistes et patriotards assez nauséabonds.
Pour le moment les marins se réunissent régulièrement en assemblée générale sur le Rodin afin de préparer les actions : entrave au débarquement de navires du concurrents DFDS, blocage du port, de l’autoroute A 16 et enfin du Tunnel sous la Manche. Ils ont reçu le soutien d’une partie du personnel de la CCI Côte d’Opale qui s’est également mis en grève. A suivre …
Boulogne-sur-mer, le 27/06/2015.
Encadré : La nature du contrat établi entre la Scop et Eurotunnel.
La scop Seafrance emploie 600 salariés dont 370 travaillent en CDI sur trois navires et 106 à quai du côté français, les autre embauchent en CDD, enfin quelques dizaines sont des travailleurs britanniques. Concrètement le donneur d’ordre achetait les traversées à la Scop, il encaissait le chiffre d’affaire du transports, du fret et des véhicules de tourisme tandis que la Scop recevait le bénéfice des ventes à bord. Mais au final, c’était Eurotunnel qui garantissait l’équilibre financier de ce marchandage. Selon les critères de gestion capitaliste, l’entreprise apparaissait rentable avec un chiffre d’affaire en hausse de 25 % et un équilibre financier proche d’être atteint avant les délais établis.
(1) in : “La scop : tentative de réappropriation collective ou nouvelles formes de dépossession des travailleurs. Seafrance/My Ferry Link”. https://lamouetteenragee.noblogs.org/post/2013/08/16/la-scop-tentative-de-reappropriation-collective-ou-nouvelles-formes-de-depossession-des-travailleurs-seafrancemy-ferrylink/
Sur le début de la lutte également consulter : https://lamouetteenragee.noblogs.org/post/2012/02/15/la-liquidation-de-sea-france-ou-le-grand-bal-des-faux-culs/
(2) Calais est actuellement le premier port français et le deuxième port européen de voyageurs. Il accueille chaque année plus de 10 millions de passagers. Pour une présentation du projet “Calais Port 2015” : http://www.nordpasdecalais.fr/upload/docs/application/pdf/2014-07/a5_port_francais.pdf