Grèves spontanées à Arcelor Dunkerque sur fond d’une restructuration sans fin

Grèves spontanées à Arcelor Dunkerque
sur fond d’une restructuration sans fin

Depuis l’annonce en avril dernier par la direction du groupe Arcelor d’un nouveau plan de licenciements, les grèves se multiplient sur le site de Dunkerque. En arrière fond, s’entrelacent les intérêts bien compris des industriels de différents secteurs et des décideurs locaux.

D’Usinor à Arcelor

A Dunkerque, Usinor est créé en 1962 et s’impose d’emblée comme l’un des sites sidérurgiques les plus imposants du territoire. Par son infrastructure d’abord, l’usine s’étend sur 25 km2, mais aussi par l’importance de ses effectifs, puisqu’elle emploiera jusqu’à 11 400 salariés au milieu des années 70. A cette époque, les travailleurs sont recrutés dans pas moins de 200 communes environnantes, certains sont d’anciens mineurs reconvertis, d’autres encore des sidérurgistes déplacés des régions de l’Est. Déjà, les restructurations industrielles commencent à produire leurs effets. Ce gigantisme n’implique pas pour autant que la main-d’oeuvre y soit concentrée comme dans d’autres secteurs, tel l’automobile. Usinor est éclaté en plusieurs sites distincts, éloignés les uns des autres. Aujourd’hui, après des décennies de concentration de la production, il ne reste dans l’usine que 3 500 emplois directs et un millier de sous-traitants.

Lobbying et argent public

Arcelor possède 40 sites de production en France où il emploie quelque 15 000 personnes. En mai 2025, la direction du groupe annonce la suppression de 600 postes principalement à Dunkerque et Florange ainsi que la fermeture de ses petites usines de Reims et Denain(1). Le prêche patronal, invariablement le même, invoque : « la concurrence déloyale (2), la demande trop faible et les coûts de production trop élevés ». Certes, la demande d’acier a baissé en France de 20% ces cinq dernières années, le secteur est confronté à une crise mondiale de surproduction(3), mais au fil du temps, cette homélie a permis aux barons de l’acier, qu’ils soient d’origine lorraine ou indienne de se gorger à milliards d’argent public, usant tour à tour de leurs réseaux d’influence et du chantage à l’emploi.

S’alarmant que « la sidérurgie en Europe est en crise » et que « tous les sites sont à risque », le président d’Arcelor France réclame depuis la protection de l’UE et la hausse des barrières douanières. En attendant, le groupe gèle ses investissements dans la réduction des émissions de CO2, en particulier sur les sites de Fos et Dunkerque. Décision à première vue incompréhensible alors qu’il déplore dans le même temps que le CO2 pénalise de 10 % le prix vente de son acier.

En réalité, une aubaine et une question de calendrier(4). L’Etat annonce avec son plan France 2030 mobiliser 4,5 milliards d’euros pour la décarbonation de l’industrie et s’apprête à verser 13,6 millions d’aide dans le Bassin industrialo-portuaire de Dunkerque qui figure à la seconde place des zones les plus émettrices de gaz à effet de serre. Cette fois encore, il s’agira d’attendre et savoir se placer…

Décarbonation, électrification, mystification

Pour le sidérurgiste comme pour la CGT, la décarbonation passe d’abord par l’électrification de la production. L’idée semble aller de soi, à plus forte raison quand la centrale nucléaire de Gravelines se trouve être implantée à quelques battements d’aile du complexe sidérurgique. Arcelor n’aura de cesse de multiplier les annonces contradictoires sur le sujet, usant d’une communication trompeuse. Espérant rassurer à la fois les pouvoirs publics et les salariés, le groupe annonce simultanément un plan de licenciement d’envergure et l’investissement 1,7 milliards d’euros dans la construction de fours électriques. A l’arrivée, l’industriel réduit la voilure et change de cap, l’électrification de la production n’est plus à l’ordre du jour. Sur le site de Mardyck à quelques encablures de Dunkerque, ce ne sont plus que 500 millions qui seront investis, non dans des fours électriques comme cela avait été annoncé, mais dans trois chaînes de fabrication « d’acier électrique », obtenu avec partir de ferraille recyclée et destiné à la production de moteurs de voitures.

Le nucléaire à l’heure de la montée des eaux

Arrêtons-nous un instant sur les implications du remplacement du charbon par l’électricité dans le processus de fabrication de l’acier. Ainsi que nous l’avons écrit, la centrale nucléaire de Gravelines est envisagée comme l’acteur indispensable de cette reconversion. Elle est l’atout de « la transition écologique » du bassin industriel dunkerquois, et fait l’objet de toutes les attentions, à fortiori depuis l’installation récente de nouvelles industries dévoreuses d’énergie telles les gigafactories(5).

Entrée en activité en 1974, la centrale de Gravelines compte au nombre de celles dont la durée de vie ne cesse d’être prorogée au-delà des normes établies à la construction. Deux réacteurs EPR 2 viendraient remplacer la structure vieillissante d’ici à 2040, mais le projet se heurte à des contraintes de taille. Ainsi, la densité des réacteurs EPR est deux fois supérieure à ceux de l’installation actuellement en fonction. Les caractéristiques mécaniques du sol situé en bord de mer sont jugées médiocres par l’ASNR, car trop meubles sur une forte épaisseur(6). Par ailleurs, les risques de submersion et de liquéfaction du sol sont désormais avérés sous l’effet du retrait du trait de côte et de la hausse du niveau de la mer…

« Une grève spontanée »

C’est dans ce contexte, que début décembre, un mouvement de grève spontané surprend à la fois la direction de l’entreprise et la CGT. Selon cette dernière, l’usine ne tournait plus qu’à 30 % de sa capacité et un haut fourneau était mis à l’arrêt. Précisons que ce mouvement surgit dans le cadre très officiel des NAO qui sont alors suspendues. La mobilisation aurait germé dans des secteurs de l’usine ordinairement peu rompus à la lutte. Les revendications, elles, demeurent très classiques : revalorisation des salaires, des primes, amélioration des conditions de travail, d’hygiène, etc.

Il n’en faut pas plus au délégué de la CGT pour déclarer cet épisode « historique, du jamais vu. »(7) Selon lui, on se trouverait « dans une situation insurrectionnelle (…) vu comment est parti le mouvement, il nous dépasse (…) certains services qui ne s’étaient jamais mis en grève se mobilisent aujourd’hui, et ce ne sont pas des bastions de la CGT. » Quant à la direction, elle prétexte « la gravité de la situation économique » et « invite » les travailleurs à « reprendre le travail au plus tôt.»

En la circonstance, il semblerait que la résistance aux restructurations se soit amalgamée aux revendications plus immédiates. L’annonce d’un nouveau plan de licenciement dans un contexte d’attaque contre les salaires et de dégradation des conditions de travail peut avoir favorisé l’initiative à la base. Mais dans le jeu de poker menteur auquel se livrent à la fois patrons du groupe et syndicalistes, rien ne laisse entrevoir la voie qu’emprunteront les grévistes dans les temps à venir, sans doute l’ignorent-ils eux-mêmes : s’agit-il d’une flambée d’humeur ou d’une aspiration plus large à déborder un certain cadre ? (8)Dans ce contexte, les déclarations volontiers enfiévrées de la CGT ressemblent à une invite adressée à la direction au moment où l’assemblée nationale vote une nouvelle fois la nationalisation du site.

Quoi qu’il en soit, cette lutte s’inscrit dans un nouveau cycle de fermetures d’entreprises auquel le patronat s’emploie vigoureusement et c’est dans ce cadre qu’il s’agit d’évaluer le rapport de force engagé.

Quand la nationalisation refait surface

La nationalisation d’Arcelor Mittal est une revendication portée à Dunkerque par la CGT depuis plus d’un an et relayée dans un contexte pré-électoral par les partis de la gauche parlementaire, LFI en tête. Elle refait surface à chaque restructuration, mais cette fois, les députés l’ont adoptée en première lecture le jeudi 27 novembre 2025. Pour autant, il y a peu de chances que le texte passe l’épreuve du Sénat où la droite et le centre sont majoritaires.

Au début des années 70, la nationalisation des secteurs clés figure au « Programme commun de gouvernement » élaboré à l’époque par le PS et le PCF. A la fin de la décennie, avec « la crise de la sidérurgie », elle devient le cheval de bataille de la CGT d’Usinor qui tient pour slogan « Une seule solution, la nationalisation. » Elle aura bien lieu, une fois la gauche arrivée au pouvoir. 
A l’époque, le SLT (Syndicat de Lutte des Travailleurs d’Usinor-Dunkerque)(9), créé à l’initiative de militants sortis de la CGT et d’un certain nombre d’autres évincés de la CFDT alors en plein recentrage, en posent les limites et affirment : « la nationalisation ne donne pas forcément de perspective de lutte.»(10) A l’heure actuelle, dans une période de recul, la nationalisation semble offrir aux yeux de certains une garantie face à un avenir plus qu’incertain.

La nationalisation et ses enseignements

Revenons donc sur un épisode survenu au sein de l’entreprise tout juste nationalisée. Le 4 juin 1982, une projection d’acier atteint cinq travailleurs en poste sur machine de coulée continue de l’aciérie numéro 2. Deux d’entre eux meurent, l’un une heure après l’accident, l’autre cinq jours plus tard. Immédiatement, un rapport de force s’engage qui oppose le SLT à la direction d’Usinor. Le syndicat pointe l’entière responsabilité de celle-ci dans la mort de ces deux ouvriers. La hiérarchie de l’usine réagit en orchestrant un coup monté à l’encontre d’un délégué qu’elle met à pied puis parvient à licencier en passant outre la décision de l’inspecteur du travail (11). La gauche est alors au pouvoir, c’est elle qui a nationalisé l’usine et comme à son habitude, elle se rangera du côté de l’ordre et de la justice de classe.

Le 26 février 1983, Pierre Mauroy interpellé par les militants du SLT lors d’un conseil municipal à la mairie de Lille salue « la lutte des travailleurs d’Usinor. » A gauche, on parlait volontiers de « nouvelle citoyenneté dans l’entreprise », c’était l’époque des lois Auroux… Mais qu’à cela ne tienne, au même moment, le cabinet du premier ministre tranche en faveur des patrons. Dans une lettre adressée au SLT, celui-ci décide que: « Le gouvernement respecte l’autonomie de gestion des entreprises nationalisées et n’a pas l’intention d’intervenir dans les rapports sociaux à l’intérieur de ces entreprises.» Les rapports sociaux d’exploitation, c’est justement ce à quoi la gauche ne s’attaquera jamais, nationalisation ou pas !

En mai 1977, des militants du parti communiste d’Usinor organisaient un référendum en faveur de la nationalisation à la sortie du site. L’un d’entre-eux l’avait compris, méditant que : « Même si on arrive à se débarrasser du patronat de la sidérurgie, les cadres et la maîtrise seront toujours là… »

Boulogne-sur-mer, le 18/12/2025

 

 

(1)Le plan social a été validé par l’Etat le 17 décembre. 608 postes sont supprimés dont 84 à Dunkerque et 4 à Mardyck.
(2)« La concurrence déloyale », un truisme parfait.
(3)Selon l’OCDE, la surproduction d’acier devrait atteindre 721 millions de tonnes d’ici 2027. La Chine demeure le premier producteur mondial avec 1882,6 millions de tonnes en 2024, contre 130 millions pour l’UE et 11 millions pour la France.
(4)Le montant des aides publiques engrangées par Arcelor est impressionnant et difficile à établir précisément : 392 millions d’euros d’aides de l’État depuis 2013, selon une enquête ; 192 millions d’euros de crédits d’impôt ; 100 millions d’aides pour alléger la facture d’électricité ; des prêts de l’Etat à taux préférentiels ainsi qu’une aide de 4,5 millions d’euros de l’agence de l’environnement, ; 56 millions d’euros par l’État et les collectivités locales pour moderniser ses installations. Du côté de l’UE, l’aide versée depuis 2008 s’élève à 4,7 milliards d’euros. Enfin, de 2006 à 2021, par le truchement d’opérations de business, Arcelor a engrangé 3,2 milliards d’euros par la revente de surplus à polluer.
(5)Début décembre, a été inaugurée l’usine de batteries électriques Vektor, troisième entreprise à voir le jour après celles de Billy-Berclau et Lambres-lez-Douai.
(6)L’ASNR formule ses attentes concernant le système de renforcement du sol nécessaire à l’implantation de réacteurs EPR2 sur le site de Gravelines : https://www.asnr.fr/actualites/lasnr-formule-ses-attentes-concernant-le-systeme-de-renforcement-du-sol-necessaire
(7)Ce n’est pas « du jamais vu », contrairement à ce qu’affirme ce délégué. L’histoire ouvrière d’Usinor a été jalonnée durant les années 70 et 80 de grèves spontanées, sauvages, de la faim…
(8)On observe depuis quelque temps un retour des initiatives à la base avec les grèves sauvages au Technicentre SNCF de Châtillon, ou le mouvement national de grève des agents du « service commercial train ».
(9)Brochure de la section syndicale CFDT dissoute par la fédération le 1° juin 1979 : « Dans les luttes, la construction de la section CFDT Usinor-Dunkerque : un combat que nous continuons ». Juin 1979.
(10)A propos d’une soirée de débat public que nous avions organisée avec des camarades du SLT à la bibliothèque municipale de Boulogne-sur-mer : https://lamouetteenragee.noblogs.org/post/2011/10/05/au-pays-dusinor-la-projection-et-le-debat-autour-de-lexperience-du-syndicat-de-lutte-des-travailleurs-dusinor-dunkerque/
(11)Brochure du SLT d’avril 1983 : A Usinor Dunkerque -entreprise nationalisée – un licenciement scandaleux et illégal.

Ce contenu a été publié dans Luttes dans les boîtes. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire