Industrie du tourisme à Boulogne-sur-mer : pour le capital c’est tous les jours « La Belle Epoque »

Industrie du tourisme à Boulogne-sur-mer  : 

pour le capital c’est tous les jours « La Belle Epoque » 

 

Les édiles locaux ne sont pas d’incorrigibles passéistes, nostalgiques d’une époque révolue. Néanmoins, ils savent quels ressorts activer afin de tirer tout le profit escompté des opportunités dont ils se saisissent. La puissance évocatrice des images est l’un des moteurs les plus puissants de l’industrie du tourisme, qu’il soit de niche ou de masse. C’est en manipulant ces représentations que se fabrique, en partie, le désir puis le besoin d’un ailleurs fantasmé aux conditions du marché. 

Sur le littoral, on observe ces mécanismes à l’oeuvre depuis plusieurs années. En particulier, à la faveur d’événements organisés aux fins de «réconcilier une ville -Boulogne-sur-mer- longtemps industrialo-portuaire avec son destin balnéaire»(1). Jusqu’ici, nous ignorions qu’une ville avait un destin, tout au plus une localisation d’ordre géographique… En revanche, nous avions parfaitement intégré l’idée que «Frédéric Cuvillier, maire et président de l’agglo, avait choisi de miser lourdement sur le tourisme»(2). Avec toutes les conséquences que ces choix impliquent pour une partie de la population locale, comme nous allons le voir. 

Alors, oublions pour cette fois le «Street Art» de commande, le folklore maritime ou les reconstitutions militaro-historiques afin de nous pencher sur une de ces finasseries, certes moins spectaculaire, mais ô combien signifiante des desseins économiques et politiques du pouvoir local d’aujourd’hui. Celui-ci peut le regretter, mais Boulogne-sur-mer est depuis un siècle et demi une ville ouvrière et elle le reste encore aujourd’hui. La roue du destin semble voilée, c’est donc pour la remettre dans l’axe initialement fixé que la «capitale de la côte d’Opale»(3) et d’autres cités aux alentours cultivent le souvenir d’un âge révolu, celui de la prétendument «Belle époque» : Exposition 1900 ; Pleasance, l’été sur la côte d’Opale, 1880-1914» ; «Itinéraires des villas wimereusiennes ; Peintres de la Côte d’Opale au XIXe siècle ; etc.

« La Belle Epoque » ? De quoi parle-t-on ?  

A l’instar d’autres chrononymes forgés à postériori, l’expression «La Belle époque» demeure dans l’imagerie commune telle une évidence. Guère interrogée sur sa genèse, moins encore sur la réalité qu’elle recouvre, elle fut admise de fait, aidée en cela par la diffusion de quelques clichés aussi évocateurs que tenaces. Présentée comme une période de progrès économique et scientifique, de paix et de prospérité, cet épisode aux limites de temps incertaines, allait trouver son dénouement dans la barbarie du premier conflit capitalise mondial. Sous le fard, grouillait la vermine. 

Récemment, l’historien D.Kalifa, s’est penché sur la question, nous délivrant quelques éléments de compréhension(4). Contre toute attente, c’est durant les années 30, au coeur des milieux littéraires et artistiques qu’a germée la formule. Elle va éclore pour la première fois en octobre 1940, dans une émission de Radio Paris, alors station de propagande entre les mains des occupants nazis(5). Comme le souligne l’auteur, étrangement la période de La Libération ne congédiera pas cette locution, au contraire, elle se l’approprie et la portera à son apogée aux alentours de 1960(6). 

«un marché émergeant»  

En Grande Bretagne, le phénomène des stations balnéaires apparait sous l’impulsion des idées médicales et hygiénistes de la fin du 17°siècle. On trouve alors des vertus thérapeutiques à l’eau de mer, et les cures thermales marquent le point de départ d’un tourisme de bord de plage. Le phénomène traverse le détroit et gagne rapidement les côtes françaises et belges. D’Ostende à Deauville en passant par Berck, Wimereux, Boulogne-sur-mer ou Le Touquet, un secteur économique encore embryonnaire et porté par des investisseurs privés entraîne déjà de profonds bouleversements urbanistiques sur les littoraux de la Manche et de la mer du Nord. Ce marché émergeant, comme on le qualifierait aujourd’hui, bénéficie des facilités de transport offertes par le développement du chemin de fer et des dessertes maritimes. Il permet à une population singulière de prendre ses quartiers d’été loin des centres urbains d’où, le reste de l’année, elle mène ses affaires en même temps que celles du pays. A lui seul, le cas de la petite cité de Wimereux est emblématique du phénomène. Entre 1860 et 1914, Wimereux sera un des lieux de villégiature privilégiés de la grande bourgeoisie catholique et industrielle du Nord de la France, mais aussi des financiers et autres landlords d’outre Manche. On s’y retrouve pour nouer des contrats, envisager des alliances matrimoniales favorables à la bonne marche des affaires et faire profiter les rejetons du bon air iodé sous l’oeil vigilant de la bonne à tout faire… Le développement des stations du Touquet et d’Hardelot s’inscrit dans ce même mouvement impulsé par John Robinson Whitley, homme d’affaire anglais qui en 1902 crée à cette fin la société «Touquet Syndicate Ltd». 

Le frisson au bout du boulevard

En juillet dernier, présentant face à la presse locale l’exposition qui se tenait au château d’Hardelot et intitulée «Pleasance, l’été sur la côte d’Opale, 1880-1914», l’un de ses promoteurs déclarait : «Il y avait à ce moment-là une sorte de grande légèreté et de liberté…». 

LégèretéLiberté … Assurément ! 

D’ailleurs, l’histoire locale est suffisamment documentée sur le sujet pour que nul n’ignore aujourd’hui quelle Mecque de l’industrie touristique encore balbutiante mais fort prometteuse était la station de Boulogne-sur-mer, durant ces années là. Casino et jeux d’argent, «rendez-vous du high life étranger et local(…) on y joue le grand opéra, l’opéra-comique, l’opérette avec le concours des meilleurs acteurs de Paris»(7), loisirs et distractions en tous genres : «Le concours hippique est, après celui de Paris, un des plus importants de France ; il dure dix jours et provoque une élégante réunion à laquelle toute l’aristocratie de la région du Nord se fait devoir d’assister», hôtels : «de premier ordre, ascenseur, lumière électrique dans toutes les chambres, salle de bain, fumoir, chambre noire pour photographie, cave renommée, remises pour automobiles», dessertes transatlantiques et ferroviaires … tout concourt à faire de la ville l’une des premières destinations touristiques en Europe. 

Mais derrière ce luxe ostentatoire, une autre réalité sociale, négligée des historiens celle-là, et souvent oubliée des travailleurs d’aujourd’hui avait cours. Une réalité de ségrégation sociale et spatiale que révélait déjà en creux le contenu des guides touristiques de l’époque. Ainsi, on y recommandait aux vacanciers : «la visite du quartier si original de la Beurrière»… On imagine le parfum d’aventure qui portait nos visiteurs à canotiers et en crinoline jusqu’au seuil des quartiers de marins et d’ouvriers… Ce même parfum qu’exhalait la titraille racoleuse de la presse de l’époque, lorsqu’elle caricaturait les forfaits des Apaches parisiens ou exhibait en pleine page les photographies de «zoo humains». Il nous faut croire que les «chaines d’infos en continu» de ce début de XXI° siècle n’ont rien inventé. 

Une autre histoire pour une autre réalité

Du début du XX° siècle jusqu’à celui du XXI°, on constate une permanence : l’absence par l’invisibilisation dans les représentations véhiculées par le discours officiel et politique de la fraction la plus nombreuse de la population de la ville, la population ouvrière. 

Depuis peu, la somme rassemblée et éditée par Bruno Arnoult est venue remettre les pendules à l’heure (8). Dans l’important travail qu’il a rédigé, c’est d’une toute autre réalité dont il est question, moins glamour celle-là, et pour tout dire moins légère et moins libre. A la «Belle époque», Boulogne-sur-mer est la ville la plus peuplée du département du Pas-de-Calais. Sur ses 45 000 habitants, l’industrie occupe 39 % de la population active soit 7 606 ouvriers. Les 2 425 marins comptent pour 12 % et toute une population oeuvrant dans le commerce regroupe 2 702 personnes dont 40 % ont le statut de patron, mais que certains d’entres eux contestent comme les ouvriers tailleurs : «(…), nous sommes les employés du patron au même titre que le maçon est l’employé de l’entrepreneur.»

«Deux Boulogne cohabitent.» On ne saurait mieux dire ! 

Dans les trois quartiers populaires de la ville : Saint Pierre, Capécure et Brequerecque, les loyers sont considérés comme élevés et les habitations décrites comme des «taudis mal éclairés, mal aérés, surtout manquant d’hygiène. (…). Souvent la famille entière dort dans la même pièce». Et l’auteur de rappeler à raison qu’en cette deuxième partie de 19° siècle, «nous ne sommes pas en présence d’une classe ouvrière homogène. Il est plus juste de parler au pluriel, de classes ouvrières». 

Les salaires sont de misère et comme le reconnait elle-même la chambre de commerce, leur élévation «n’a pas amélioré la situation de l’ouvrier». Quant aux femmes, durant la même période (1872-1889), leurs «salaires ont même baissé restant 50 % inférieurs à celui des hommes». La réponse du pouvoir local sera la charité. Elle lui permet au surplus d’exercer un contrôle sur les corps et l’esprit des femmes. Généreusement, la ville offre un livret de caisse d’épargne de 250 francs aux ouvrières qui se distinguent par «leur bonne conduite, leur assiduité et leur piété filiale» ; ne peuvent y prétendre celles qui «aiment exagérément la toilette et les plaisirs». 

On peut reconnaitre à la bourgeoisie une constante dans son rapport au prolétariat puisque dans le Boulogne de ces années là, «la mendicité était fortement réprimée (…) tout individu qui y sera mendiant sera livré aux tribunaux». Autre conséquence de la misère ouvrière, l’alcoolisme : la ville est classée à la cinquième place en France avec une consommation moyenne de 13,08 litres par an et par habitant (ramenée en litres d’alcool pur). B.Arnoult rappelle que c’est le lot des villes ouvrières dans lesquelles on retrouve nombre de villes portuaires. 

Dans cette si belle époque, les ouvriers s’organisent et créent en 1882 deux premiers syndicats : la Chambre syndicale de la métallurgie et la Chambre syndicale des ouvriers menuisiers. Des figures marquantes émergent comme celle de Léonce Tobo. Installé à Boulogne-sur-mer à l’âge de 18 ans, il joue un rôle important dans la création de l’Union des Chambre Syndicales Ouvrières de Boulogne-sur-mer, ainsi que dans celle de la section locale du Parti Ouvrier Français. Jusqu’à la création en 1892 de la bourse du travail située Place Navarin, l’organisation des ouvriers progresse modestement. Elle est d’abord teintée de corporatisme, «les idées de Proudhon y sont dominantes et les syndicats n’affichent pas de contenu revendicatif à l’égard du patronat». 

L’ouverture de la bourse du travail va marquer un tournant décisif. Les buts sont clairement énoncés : «placer gratuitement les salariés sans distinction de corporation, de nationalité» ; «former professionnellement les ouvriers» et surtout : «solidariser les salariés afin de faire converger vers le même but final qui est l’émancipation intégrale de tous les travailleurs». B. Arnoult souligne que l’adhésion des marins boulonnais au mouvement ouvrier organisé fut lente et difficile. L’emprise de l’église catholique sur la population des gens de mers a longtemps représenté un frein important à leur émancipation sociale et politique. On en constate parfois encore les effets aujourd’hui …

Enfin, se succéderont comme partout à la même période les avancées et les reculs, les flambées de grèves organisées ou sauvages, la répression, les divisions entre courants socialistes, l’apparition de «syndicats jaunes» … 

Ce texte a été rédigé en deux parties, la seconde sera mise en ligne ultérieurement.

Boulogne-sur-mer, le 21/08/2022

 

(1)La paternité de cette affirmation revient au magazine pro-patronal Eco 121 :

https://www.eco121.fr/boulogne-renoue-en-fanfare-avec-son-destin-touristique/

(2)Ibid. 

(3)L’actuel pouvoir municipal s’est attribué cette certification fantaisiste ; 

on n’est jamais mieux servi que par soi même…

(4)La véritable histoire de la Belle Époque. D.Kalifa. Ed Fayard. 2017.

(5)Emission intitulée «A la belle époque, croquis musical de l’année 1900»

(6)Entre 1945 et 1960, l’historien répertorie soixante deux longs métrages français qui célèbrent la belle époque. Ce sont les années où rouvrent des établissements emblématiques : «Le Moulin Rouge» et «Maxim’s».

(7)Brochure publicitaire d’époque dont la couverture est reprise en photo dans le coeur du texte. Seule mention en 4° de couverture : «Etablissement photographiques Lithographiques Royer & Cie Nancy». 

(8)Le mouvement ouvrier dans le Boulonnais 1880-1914. Bruno Arnoult. 2020. 439 pages. Toutes les citations sont extraites de l’ouvrage dont nous conseillons très chaleureusement la lecture !

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