Pêche boulonnaise, quelle crise !?!

Les effets visibles de la crise comme la baisse des cours et des tonnages ont des raisons profondes telles que la surcapacité de la flotte, l’internationalisation des marchés et la logique du profit. Mais d’un bout à l’autre de la chaîne, ce sont les intérêts antagonistes des producteurs, patrons et marchands qui interfèrent.

Depuis plusieurs années, l’approvisionnement du port, assuré pour un quart par la flotte boulonnaise, connaît une baisse régulière des tonnages. En 1993, ce sont 70 000 t. de poissons qui seront amenées à quai et seulement 65 000 t. l’année suivante. Corollairement, les cours se dégradent sans discontinuer et si la crise frappe sans discernement pêche artisanale et industrielle, les effets sont ressentis différemment en fonction des traits propres à chaque type d’activité.

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Vue aérienne du port de Boulogne sur mer

PANORAMA DE LA PECHE BOULONNAISE

La pêche artisanale assure, avec ses 150 bateaux, la moitié des débarquements, soit 26.000t. en 1994, ainsi que plus de la moitié des apports en criée. La production se constitue pour moitié de merlan, de maquereau et de hareng, ces trois espèces représentent à peu près 1/3 de la ressource financière des étaplois. La dépréciation des cours, qui se traduit par une baisse du prix du poisson, a ramené le prix moyen de 8,5 F en 1988 à 6,60 F en 1994 ; autant dire que le manque à gagner est sérieux, la rémunération dépendant directement du prix du poisson sur le marché.

Dans un contexte où elle est également en proie à la pression de la distribution, la pêche artisanale se voit contrainte de maintenir, voire d’augmenter, sa productivité ; cette situation amène les chalutiers de 20 à 24 mètres à sortir par tous les temps et parfois avec des équipages réduits, creusant encore l’écart avec les bateaux de plus petite taille contraints de rester à quai. Le ballon d’oxygène de la pêche artisanale c’est pour l’instant la diversification des prises à plus grande valeur marchande comme l’encornet, la coquille Saint-Jacques, la limande, la sole, etc…

La situation demeure critique, dix bateaux sont ici inscrits au plan Puesh sur 653 demandes de dossiers d’aide à 1’échelon national. Pour les autres, ceux qui ont souscrit aux « compte épargne navire de salaire minimum » garantissant 5000 F àchaque inscrit, ils ont arrêté de cotiser en attendant la quote-part qu’à son tour l’État doit verser.

      La flotte industrielle compte pour sa part 13 chalutiers de pêche fraîche et trois surgélateurs qui assurent 36 % des débarquements, soit pour l’année 94 , 23 600 tcorrespondant à un chiffre d’affaire estimé à 293 millions de francs répartis entre les trois armateurs suivants :

J.M. Legarrec : président du syndicat des armateurs boulonnais et propriétaire de quatre chalutiers et d’un surgélateur, PêcheEurope exManesse et Sénéchal : quatre chalutiers et Nord pêcherie : cinq chalutiers et deux surgélateurs.

Cette flotte qui constitue 10 % des effectifs de la pêche industrielle française a vu passer en 10 ans le nombre de navires hauturiers de 34 à 13 et la production en tonnage globale diminuer de 49 %. Sur l’ensemble de ces bateaux, onze ont été mis en service entre 1972 et 1976 et sont en totalité équipés de treuils hydrauliques leur permettant de pratiquer une technique de pêche à l’aide de chaluts dits pélagiques ; c’est à dire avec un immense filet conique, tiré par deux chalutiers de front, qui ramasse tout ce qui traîne entre les fonds et la surface. Une partie de cette production est généralement congelée en mer. Les cinq premières espèces en valeur marchande recueillies dans ces filets sont le Lieu noir, le Cabillaud, le Sébaste, le Flétan noir et le Sabre.

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Un chalut qui tire son filet

      Les cours et les tonnages connaissent des fluctuations dont la tendance générale tire à la baisse. Les stocks de Lieu noir sont au plus bas niveau tandis que le Cabillaud a connu en 1994 une chute spectaculaire de son cours à 8 F au kg. Pour pallier l’amenuiseme nt de la ressource, les chalutiers  industriels se sont déployés depuis 1 990 sur l’ouest et le nord de l’Écosse afin d’y pratiquer une pêche de grand fond. En quatre années d’exploitation des mêmes zones, le bilan est sévère et on observe déjàun appauvrissement des stocks Ainsi, la production d’empereur qui atteignait 8335 t.en 1990est tombée à 1420 t. en 1994. Cette pêche qui représenta jusqu’à 42 % de la production en 1992et constitua 1/3 de l’effort de pêche en 1993 a connu une chute de la production égale à 27 % Autant dire que le malaise est profond et les issues à court terme ne sauraient masquer l’impasse dans laquelle se trouve ce mode d’exploitation des fonds. On ne saurait d’ailleurs oublier le mouvement des marins de 1994 qui, outre sa dimension revendicative pour un salaire fixe garanti mit en lumière les restructurations en cours tant au niveau local qu’international avec en filigrane la concentration des débouchés et la disparition d’unités artisanales et industrielles dans les années à venir.

LES RAISONS PROFONDES DE LA CRISE

Pour certains, le problème serait conjoncturel. Il est couramment admis chez les armateurs et les marins que la cause principale de la crise serait l’entrée sur le marché français du poisson étranger. Indéniablement l’ouverture des frontières a placé les pêcheurs français dans une situation de concurrence directe avec les Espagnols et les Norvégiens. Philippe Vasseur, en visite à Boulogne cet été, affirmait pour sa part que la dévaluation de la peseta à laquelle on peut ajouter la faible rémunération des marins, mettait les Espagnols en position de force. Puis il s’empressa d’ajouter que le marché européen déficitaire ne pourrait jouer la carte du protectionnisme pour recommander un contrôle sanitaire destiné à juguler l’entrée des produits de mauvaise qualité. Enfin, il annonça une rallonge de 120 millions de francs au plan pêche qui, en réalité, était initialement prévu. Quelle place occupent donc les importations dans la crise que connaît ce secteur ? Le marché européen absorbe 40 % des importations mondiales dont 70 % proviennent des pays dits “développés” ; dans le même temps 58 % de l’approvisionnement de l’Europe des 15 provient des eaux des pays tiers. Il convient donc de s’interroger sur plusieurs points.

Tout d’abord comment le marché européen pourrait-il se passer des importations qui, pour une bonne part, font vivre 200 000 travailleurs dans des secteurs comme la transformation ? J.M. Legarrec réclame d’ailleurs l’accès aux zones poissonneuses de la Norvège pour équilibrer les résultats. En fait, les importations ne doivent pas voiler la question d’une concurrence toujours plus acharnée qui contraint les unités à rivaliser pour s’accaparer des ressources réduites à la portion congrue sur fond d’internationalisation des marchés. Pour sa part, Bruxelles maintient une position ferme en la matière : les importations sont nécessaires si l’on veut fournir des prix modérés accessibles aux consommateurs. Alors certains pensent contourner le problème en évoquant la possible entrée de la Norvège dans l’Europe, y voyant le moyen de combler le déficit de production. Mais comme on le sait maintenant, toute option qui s’inscrirait dans la poursuite de cette logique productiviste ne saurait constituer une solution.

Si l’on veut comprendre les raisons réelles de la crise, remontons la chaîne à contre-courant, c’est à dire de la distribution à la production. Actuellement la grande distribution assure 50 % des ventes du secteur. En fournissant une même quantité de marchandise à un coût inférieur à celui pratiqué par la concurrence et ce, quelle que soit la période de l’année, son rôle dans le formatage des habitudes alimentaires des populations est devenu prépondérant. Mais cette politique implique de faire appel directement aux importations et d’exacerber la concurrence en sous-évaluant les coûts de production et de reproduction des ressources naturelles. On touche là au cœur du problème. La course aux profits est directement responsable de la situation des marins qui, de fait, n’exercent aucun contrôle sur la vente du poisson puisqu’elle est totalement tributaire des cours.

Autant dire que les propositions de P.Vasseur « d’affiner la présence des pêcheurs français dans la concurrence mondiale » ne visent rien d’autre que de renforcer la guerre économique dont seuls les marchands sortiront gagnants. Notons au passage que cette logique prédatrice contraint les producteurs à retirer de la vente des quantités considérables de poisson qui, ne trouvant pas preneurs, seront transformées pour quelques centimes le kilo en farine ou en aliments pour animaux.

LE ROLE DE LA TRANSFORMATION

En périphérie, la place occupée par le secteur de la transformation corrobore le phénomène de concentration des débouchés. Tout d’abord, parce que, comme nous l’avons déjà souligné, le flux de la matière première se fait à sens unique et pour une part importante des eaux des pays tiers vers le juteux marché européen. Bruxelles joue d’ailleurs pleinement la carte des transformateurs, il est envisagé que Capécure reçoive un milliard d’aide de l’État et de la Région afin de renforcer sa position sur le marché.

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La zone de transformation du poisson : Capecure

MARINS ET ARMATEURS : LE RAPPORT DE FORCE

Enfin, comme tout secteur d’activité soumis à la loi du capital, celui de la pêche est traversée par des contradictions économiques et donc sociales. La lutte que se livrent depuis deux ans marins de la pêche industriels et armateurs boulonnais nous en fournit l’illustration. Sur un chalutier de pêche industrielle, la hiérarchie des salaires est importante. Le capitaine, le second et le chef mécanicien se partagent 30 % de la masse salariale. Pour un marin en 1993, la rémunération évoluait entre 90 000 et 94 000 Frannuels.Pour certains patrons, cette rémunération s’ élève à 700 000 F.

A côté du salaire, les conditions de travail sont également un enjeu important de la confrontation. Un rapport de l’Institut maritime de prévention dénombrait 43 accidents sur un effectif embarqué de 114 marins en 1993-94. Ces accidents varient en fonction des règles de sécurité en vigueur sur chaque navire, mais la pénibilité des postes risque d’être accrue si l’effectif passe de 20 à 18 hommes comme le demandent les armateurs. Rappelons qu’il s’élevait à 25 marins en 1986. De son côté, la pêche artisanale connaît également des tensions et si, lors des conflits, patrons et matelots peuvent se retrouver au coude à coude, ces derniers savent quand il le faut faire valoir leurs revendications.

ET DEMAIN…

La question qui vient à l’esprit est : quelle forme de pêche veut-on ou comment harmoniser les conditions d’exploitation avec une réduction de la pénibilité du travail et une juste rémunération ? A court terme on a avancé un système du style “montants compensatoires » permettant d’écouler la production à un certain prix pour contrer l’effet des importations mais cela ne réglera en rien le problème. Il n’y a qu’à regarder l’exemple du secteur agricole qui continue de liquider les petits paysans au profit des productivistes. Interrogeons nous plutôt sur le pourquoi de ce productivisme. Pour quelles raisons les importations ne touchent – elles quasi uniquement que les pays les plus riches ? Les tonnages extraits par la flotte européenne couplés à ces mêmes importations correspondent-ils à la satisfaction d’un besoin alimentaire réel ? Naturellement non, mais la commercialisation à une échelle industrielle est une source de profits juteux pour des marchands qui en ont fait une denrée à faible coût capable de rivaliser avec les denrées alimentaires bon marché. Il conviendrait donc de tenir compte des contraintes naturelles c’est à dire de ne fournir du poisson qu’en fonction des rythmes de reproduction et à un coût qui prend en compte non plus les fantaisies du marché mais la quantité du travail nécessaire à cet effort. Ce qui dans un premier temps revient à réorienter l’activité des pêcheries en fonction de leur demande respective et non plus selon les tendances du marché mondial. Ce qui irait à contre courant des objectifs de Bruxelles qui travaille au développement d’une flotte européenne semi-industrielle afin de liquider les effectifs actuels jugés en surcapacité. Pourtant il faut savoir que créer un emploi dans la pêche industrielle coûte quatre fois plus que dans la pêche artisanale, elle même cinq fois plus efficace dans l’utilisation du combustible. Mais surtout, les préoccupations écologiques ne sauraient plus longtemps rester lettre morte ; c’est le tissu social des ports de pêche du monde entier qui est ici en jeu.

Boulogne-sur-mer. Octobre 1995.

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Aperçu rapide des espèces les plus menacées.

(Tableau non exhaustif)

Lieu noir : principale production de la pêche hauturière boulonnaise. En 1970 on en débarquait 320.000 t. en 1992 seulement 92 000 t. Le stock est sorti des limites biologiques acceptables.

Morue : La masse apte à féconder en 1960 était évaluée à 50 000 t. en 1986 on l’établissait à 17 000 t. Le stock serait dans un état inquiétant.

Églefin : connait 38 % de rejet dû à l’immaturité des prises qui est globalement évalué à 48 000 t.

Merlu : la capture d’immatures est en train de porter préjudice au stock.

N.B. : L’actuelle méconnaissances des espèces de grand fond peut nous permettre d’affirmer qu’une production intensive peut être préjudiciable. Le grenadier, par exemple, qui est exploité par la France depuis 1989 est une espèce à croissance lente et à maturité tardive, le nombre d’œufs par femelle est faible.

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