Les « Fraisnor » en lutte : du gaz contre le chloroforme
Depuis le mois de février dernier, des ouvrier-es de l’usine agro-alimentaire Fraisnor (près d’Arras) sont en lutte contre la fermeture de leur usine. A ce jour, ils occupent en permanence leur usine depuis un mois mais sans réel espoir de reprise. Cette lutte fait écho à des luttes récentes qui marquent la période : PSA-Aulnay, Florange, les Pétroplus de Petite Couronne, etc. A chaque fois, on croit revivre le même scénario : annonce de la fermeture, mobilisation ouvrière, contre-feu politique avec des annonces de reprise ou de redressement productif et finalement débâcle ouvrière et syndicale. Dans ces scénarios , chacun a ses responsabilités : pour le patronat et l’État elles sont assumées plus ou moins publiquement car il s’agit d’accompagner la crise du Capital mais côté ouvrier, l’analyse reste à faire. En proposant ici un récit de la lutte, la Mouette Enragée (en collaboration avec la Brique, un journal lillois) souhaite avant tout porter ce combat qui n’est pas fini. C’est aussi l’occasion d’en percevoir les enseignements et les limites. L’arrogance de la classe dominante est de plus en plus forte car elle résiste à des luttes longues (plusieurs mois) mais aussi fortes (occupation d’usines, etc). Cette arrogance n’est pas contrebalancée par un rapport de force qui peut s’obtenir que par des convergences. Les seules convergences existantes sont celles avec d’autres secteurs promis à la fermeture. Cette convergence généralisée n’est ni voulue par les syndicats (qui restent trop souvent sectoriels et locaux) ni par des partis politiques qui ne diffusent pas les luttes. Reste un réseau épars de solidarité qui se construit au jour le jour. Parmi ses initiatives, les ouvrier-es de Fraisnor organisent un barbecue-festif le 7 juillet. Tout le monde est invité pour venir soutenir la lutte mais aussi discuter. (adresse : 230 Allée d’Italie, 62223 Feuchy)
« Cette indifférence va nous contraindre d’imaginer des actions plus radicales, pour info, les bouteilles de gaz sont prêtes ! ». C’est sur cet avertissement, qu’une trentaine d’ouvrier-ères de Fraisnor interpellent les pouvoirs publics à Arras, le 26 juin dernier. Les salarié-e-s déposent à la préfecture, à la communauté urbaine d’Arras et au conseil général des CV pour les mettre face à leurs responsabilités. Car depuis février, ces salarié-es sont engagés dans une lutte pour garder leur emploi et ne pas sombrer dans la misère. En face, les pouvoirs publics ont tout fait pour noyer la contestation et fermer l’usine.
Fraisnor est une usine agro-alimentaire spécialisée dans la fabrication des lasagnes, près d’Arras (Feuchy) . Des lasagnes de cheval, oserons les plaisantins ? Pas à Feuchy, mais le scandale Findus/Spanghero (entreprise française qui a acheté la viande de cheval déguisée en viande de bœuf ) finit par faire sombrer la trésorerie déjà fragilisée de cette entreprise de 110 salariés. Le redressement judiciaire est prononcé le 6 mars, la liquidation le 22 mai. Depuis les machines ont cessé de fonctionner mais l’usine est occupée en permanence par les ouvrier-ères.
« Faut faire du bruit … faire exploser un truc »
Pendant l’AG du 26 juin (36ème jour d’occupation), Christian Delépine, délégué CGT, et ses camarades de blocage ont toujours la même hargne des débuts. Cela a commencé par des manifestations à Arras, au Louvre-Lens et même au salon de l’agriculture pour tenter d’ « interpeller l’opinion et les pouvoirs publics » et trouver des solutions politiques à la faillite du patron Alain Leemans. Ce dernier, à entendre Christian, est « un petit capitaliste qui a perdu en rachetant l’entreprise il y a quelques années » mais qui durant le mouvement s’est éclipsé habilement derrière les offres de reprise des politiques.
Suite aux premières actions, rien ne bouge vraiment et les salarié-es décident de forcer la main : le 11 mars, deux salariés montent sur des cuves de stockage et obtiennent la venue du ministre de l’agroalimentaire, Guillaume Garot. Du 15 au 23 avril, trois salariés marchent jusqu’à l’Élysée pour rencontrer un conseiller de Hollande. Enfin en mai, un délégué CGT se met en grève de la faim : « neuf jours, neuf kilos en moins » ironise Christian « mais on n’a rien obtenu, ça a été un échec total ». Échec car l’usine ferme le 31 mai. Or les Fraisnor ont toujours cherché à faire parler d’eux en multipliant les coups médiatiques mais aussi ont cherché des convergences possibles. En avril, ils vont à la rencontre des ouvrier-es de PSA-Aulnay en lutte contre la fermeture le leur usine et, plus localement, ils reçoivent le soutien des ouvrier-ères de l’abattoir Doux à Graincourt (près de Cambrai) eux aussi menacés de licenciements. Mais des autres entreprises, rien n’est venu. Se sentant trahis par les politiques et seuls dans leur lutte, les grévistes finissent par brûler une machine et l’effigie du patron, parti se réfugier dans sa coquette maison bruxelloise. Des bouteilles de gaz sont installées sur le toit, en guise de menace contre la préfecture et la communauté urbaine d’Arras (CUA), les véritables fossoyeurs de l’usine.
« Faut qu’ils se calment les Fraisnor »
Dixit (en sourdine) un adjoint du préfet. Juste avant, il s’adressait aux salariés occupant le hall de la préfecture par un hautain « qu’est ce qui vous arrive ? ». Comme si la préfecture ne savait pas. En février, celle-ci soutient moralement les Fraisnor, des comités de pilotage sont organisés et la CUA promet le 15 mars de racheter les locaux et d’injecter 1,5 millions dans la trésorerie. Un véritable espoir pour les salarié-es. La CGT s’inquiète tout juste de quelques conditions (demande d’exonération fiscale), mais Philippe Rapeneau (président de la CUA) s’empressent de répondre «la CGT ne devrait pas s’emballer comme cela (…) tout ce qu’il y a à faire c’est wait and see» (Avenir de l’Artois, 10/04). Mais début mai, les ouvrier-es découvrent le pot aux roses. La promesse de la CUA avait une condition : la non-liquidation judiciaire. Or celle-ci est préparée en sous main et elle est prononcée le 22 mai. Avec le recul, tout laisse à croire que le plan de bataille était préparé d’avance et que l’objectif était de gagner du temps par de faux-espoirs. On nous dira que tout a été fait pour sauver les Fraisnor, que c’est la faute à la désindustrialisation et à la crise, « donnez vos CV on étudiera vos dossiers ». Mais les masques sont déjà tombés. En témoigne l’arrogant adjoint du préfet et ses subalternes policiers qui se sont dépêchés de verbaliser les voitures des salarié-es venus protester. Circulez, il y a plus rien à voir !
« Chez moi, je tourne en rond donc je reste tant qu’on est pas éjectés »
Malgré ses coups de massue répétitifs, la lutte est encore vivace dans l’usine occupée. Mais Christel et ses copines ne se font pas d’illusions et parlent déjà entre-elles de la suite. « On a deux solutions : le CSP (contrat de sécurisation professionnelle qui n’a rien de sécurisant) qui prévoit une formation et un salaire à 80% pendant un an ou le RE (retour à l’emploi …. précaire) géré par Pôle Emploi (…) parmi nous, il y en a qui veulent faire aide soignante, auxiliaire de vie, etc ». Mais l’amertume est dans l’esprit de chacune. En me faisant la visite de l’usine encore réfrigérée, Véronique, fière de ses 14 ans d’usine, note que derrière les 110 salarié-es, il y a 110 familles promises à la précarité. Outre l’affectif, il y a surtout des salarié-es qui ont lutté mais qui n’obtiennent rien de plus de l’État et du patron qui peuvent dans la période se permettre une telle arrogance. Comme pour les autres fermetures d’usine, la classe dominante joue la même partition : le patron ferme l’usine, le politique promet le « redressement productif » et lance des faux-espoirs. Reste les ouvrier-es coincés entre la croyance encore persistante d’une social-démocratie aux commandes de l’État qui va les sauver et la nécessité de lutter pour garder leur emploi et ainsi éviter la précarisation et la marginalisation. Le rapport de force reste inégal et il le restera si des solidarités ne se créent pas. La convergence n’est pas seulement un entre-soi des secteurs qui font naufrage, elle doit être plus générale. Le 7 juillet, les ouvrier-es de Fraisnor organisent un barbecue dans ce sens.