De l’abjection touristique en regard de l’oeuvre de Frans Masereel

De l’abjection touristique en regard

de l’oeuvre de Frans Masereel

« Les bourgeois, c’est une forme de médiocrité de l’âme, c’est tout ce que je n’aime pas. » Jacques Brel.

On sait le goût de nos voisins belges pour le littoral de la Côte d’Opale, en particulier les villages de bord de mer autrefois peuplés de pêcheurs et aujourd’hui livrés au trafic immobilier et la spéculation foncière. Blasés des infrastructures bétonnées hérissées dans les années septante entre La Panne et Blankenberge, une fraction de la bourgeoisie délaisse désormais la mer du Nord pour prendre ses quartiers d’été plus au sud, sur les plages de la Manche. Certes, la célèbre station de Knokke-Heist demeure encore ce petit paradis fiscal où se concentre en saison le noyau dur des nantis du Royaume de Belgique, mais un phénomène migratoire draine depuis quelques années un nombre croissant de ces privilégiés de ce côté-ci de la frontière, vers les pourtours du boulonnais. Les promoteurs flamands, épaulés en cela par des pouvoirs locaux asservis à la manne touristique prospectent les réserves foncières, achètent et bâtissent pour une clientèle prompt à reproduire les attributs d’un entre soi de classe au coeur de paysages vantés et vendus pour leur authenticité…

D’une bourgeoisie, l’autre …

Ainsi, de Wissant à Wimereux et d’Equihen à Hardelot, de la bicoque de pêcheur à la villa soustraite aux regards indiscrets, de l’appartement de standing au studio Airbnb, pour cette clientèle particulière la gamme des possibles se décline en vertu du pallier franchi par l’acquéreur sur l’échelle de la classe bourgeoise : petite, moyenne ou grande.

Au coût favorable du marché local de l’immobilier et au besoin d’authenticité si prisé d’une classe qui en semble singulièrement dépourvue (1), un autre facteur entre en ligne de compte dans la décision qui emporte l’acheteur à franchir la frontière, celui de la langue. Les belges francophones délaisseraient les côtes de Flandre, affligés de l’accueil qu’on leur y réserve dorénavant, aussi glacial, d’après eux, que la température de l’eau en Mer du Nord(2)…

Loin d’être un détail, cette explication a retenu notre attention car elle révèle, en quelque sorte, l’état du rapport de force entre factions bourgeoises rivales au sein du Royaume de Belgique.

Une bourgeoisie identitaire à l’offensive

D’extraction rurale et historiquement plus jeune que son homologue francophone et bruxelloise, la bourgeoisie flamande figurait jusqu’il y a peu encore, comme une fraction subalterne du capital belge. Le recul des industries traditionnelles et la financiarisation ont, en partie, déplacé le coeur de l’accumulation plus au Nord, là où un patronat emprunt d’identité régionale entend faire de la zone une place forte ouverte à l’international.

Il s’y concentre désormais des entreprises familiales, oeuvrant dans les nouveaux secteurs de la biotechnologie et des TIC, essentiellement des PME dont certaines sont devenues des multinationales dans leur champ d’activité.

Cette bourgeoise identitaire n’est pas sans rappeler un certain patronat bretron(3) ou son homologue d’Italie du Nord, régionalistes eux aussi et à l’offensive politiquement depuis les années 90. Par la médiation de réseaux d’influence, de groupes de réflexion, d’écoles de commerce et de management, d’un syndicat d’employeurs agissant (Voka) et l’élaboration d’un récit historique fantasmé, elle consolide son affirmation territoriale en parvenant à se hisser jusqu’au marché international.

Son programme s’énonce simplement : moderniser l’économie au sens néolibéral du terme en « réduisant l’État-nation et sa bureaucratie à leur plus simple expression, en particulier les structures Belges qui entravent le positionnement de la Flandre sur le marché mondial »(4).

D’un séparatisme, l’autre …

Ce séparatisme, la classe bourgeoise le trimballe avec elle jusque dans ses valises et par delà les frontières. A quinze minutes de Boulogne-sur-mer, dans la discrète station de Hardelot-Plage, la bourgeoisie belge a pris ses marques et investi les villas comme l’avaient fait, un siècle avant elle, les richissimes industriels de Lille et de Valenciennes. Plus discrète, certes, mais non moins pourvue que ses consoeurs de La Baule ou Saint-Tropez, la petite station de la Côte d’Opale affichait en 2021 un revenu moyen par ménage d’un montant de 25 500 euros, contre respectivement 26 520 et 25 990 pour ses deux rivales (5). Eh bien ! il faut croire que ce n’était pas suffisant ! Depuis plusieurs années, un « Comité pour l’autonomie d’Hardelot » réclame la séparation de la station d’avec le bourg rural de Neufchâtel auquel il était rattaché jusqu’alors. Et cette demande, la préfecture du Pas-de-Calais l’a validée… Ce comité estime que : «L’argent vient d’Hardelot, à 83 % pour la taxe foncière et à 98 % pour la taxe d’habitation. Les impôts sont beaucoup trop élevés à Hardelot, et on pourra les baisser si nous sommes autonomes. » CQFD.

Ce séparatisme de classe nous renvoie en miroir une autre forme de rejet, exprimée celle-ci dans les urnes lors des élections législatives de 2024 où l’extrême-droite a comptabilisé dans cette commune près de 55 % des suffrages. Comme dans nombre de ces villages endormis, l’immigration y est totalement absente mais le vote xénophobe de plus en plus présent(6)… On dissertera à l’envi sur les facteurs particuliers qui expliqueraient ces résultats, égrainant qui « l’emprise de la télé-poubelle », qui « la désertification des territoires », qui « la peur et le rejet de l’étranger »… toutes choses en soi non dépourvues de fondements, dès lors qu’elles ne perdent pas de vue que « la classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose en même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle et qu’à toute les époques, les idées dominantes ont été celles de la classe dominante … »(7)

Pour un autre rapport au territoire et à la population,
sur les traces de Frans Mansereel

A un siècle de distance, c’est à un tout autre rapport au territoire et à la population auquel nous invite à réfléchir le passage de Frans Masereel dans le boulonnais. On ne présente plus Frans Masereel, artiste issu d’une famille de la bourgeoisie francophone flamande de Gand, c’est dans cette ville qu’il découvre dans son jeune âge la réalité de la condition ouvrière et s’initie aux idées socialistes et libertaires (8). Il leur restera fidèle jusqu’à la fin de sa vie tout en se rapprochant par la suite du courant communiste. Internationaliste, antimilitariste et antifasciste, il accompagnera et illustrera sa vie durant et lors de ses nombreux voyages, les combats et les espoirs de la classe ouvrière.

Dans les années 20 du siècle dernier, il s’installe dans le boulonnais et ce jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale. Il y travaille plusieurs mois dans l’année, y prend du repos et y accueille des amis comme le peintre et caricaturiste allemand Georg Ehrenfried Grosz.

Si Masereel achète puis se fait construire une maison à quelques kilomètres de Boulogne-sur-mer, dans le village d’Equihen, il ne s’y installe pas en touriste en quête d’authenticité factice. En 1925, le littoral et la pêche forment encore un environnement naturel et humain vivant et homogène. Le folklore et la touristification n’y ont pas encore remplacé l’activité productive.

Au contact de la mer Masereel trouve, certes l’inspiration qu’il est venu y chercher, mais il ne se tient pas pour autant à distance des habitants des lieux. Les tableaux qu’il brosse de la population locale et environnante occupent dans son travail une place aussi importante que le panorama qui s’offre à lui. Ses portraits du quotidien, ceux des pêcheurs et de leurs femmes, des marins, des dockers, des quais du port de Boulogne-sur-mer et des scènes de bistrot, tout cela Masereel l’a consigné dans son oeuvre. Et il l’a fait avec d’autant plus d’acuité qu’il partageait à sa façon la vie de ses modèles. Masereel participera et animera avec son accordéon les fêtes locales, fréquentera les cafés, côtoiera les anonymes… Et dans la clandestinité que lui imposera l’occupation nazie, il adoptera la fausse identité de François Laurent, né à … Equihen.

Boulogne-sur-mer, le 23/07/2024

(1) Ca ne s’invente pas : « M’as-tu vu » est le nom donné officiellement en 2023 à la place centrale de la très chic station Balnéaire de Knokke le Zoute…
(2) Le phénomène ne date pas d’aujourd’hui, déjà en 2013, le patron de la filiale locale de la « Compagnie Le Zoute » affirmait que « 80% des transactions immobilières à Hardelot sont effectuées par des belges qui en ont marre de la Côte belge en général, qui n’aiment plus Knokke, surtout en raison des problèmes linguistiques. Ce ne sont pas les taxes qui les font fuir ». Du côté Flamand, on affirme le contraire …
(3)Toutes proportions gardées car le processus de régionalisation est bien plus avancé en Belgique qu’en France. La création de la région flamande a offert à cette bourgeoise des mécanismes d’aide économique qui promeuvent ses intérêts à l’international. Au sujet du patronat identitaire breton lire ou relire : «  Retour sur la grève à l’usine “Capitaine Houat” de Boulogne-sur-mer » in : https://lamouetteenragee.noblogs.org/post/2017/12/23/retour-sur-la-greve-a-lusine-capitaine-houat-de-boulogne-sur-mer/
(4)Pour une approche de la question, nous vous conseillons la lecture d’un article de la revue de critique sociale et d’analyse marxiste Lava : « La bourgeoisie flamande ». Matthias Lievens. Septembre 2020. In : https://lavamedia.be/wp-content/uploads/2021/04/Lava14_FR_Lievens.pdf
(5) sources Insee
(6) Pour l’année 2020, la gendarmerie affiche une seule infraction liée à l’immigration sur le territoire de la commune Neufchâtel-Hardelot, soit un taux de 0,01 ‰, contre 108 cas liés à … des différents familiaux !
(7) In : L’idéologie Allemande. K.Marx.
(8) La biographie de Frans Masereel dans le Maîtron : https://maitron.fr/spip.php?article232781

* Découvrir THE CITY de Frans Masereel

https://theanarchistlibrary.org/library/frans-masereel-the-city

Le Groupe Masereel se consacre à la diffusion des œuvres du domaine public de ce grand artiste. Le texte a d’abord été acquis puis scanné. Il a ensuite été recadré, équilibré, contrasté, saturé, décoloré et retouché manuellement. Il a ensuite été scanné par OCR, relu manuellement et traduit en anglais.

Ce livre est dans le domaine public aux Etats-Unis (parce qu’il a été publié avant 1925), mais il n’est pas dans le domaine public en Europe (parce que son auteur est mort en 1972). Le Groupe Masereel étant basé aux États-Unis, tout ce qui s’y trouve est placé sous le domaine public, et tout le contenu qui n’est pas autorisé à être placé sous le domaine public est placé sous la licence Creative Commons Attribution (CC-BY) 3.0.

UprisingEngineer, Groupe Masereel,
18 septembre 2020

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