Poursuite des luttes en Grande-Bretagne
Nous publions ce texte rédigé récemment par nos camarades anglais du groupe Angry Workers of the world. Il brosse le tableau de la situation sociale outre Manche et des résistances qui s’y développent.
Un de nos camarades a écrit ce texte pour les amis de Kon-Flikt, un collectif en Bulgarie.
Les attaques contre la classe ouvrière se poursuivent
Depuis que Kon-Flikt a publié (18 août 2022) notre précédent article, les menaces auxquelles sont confrontés les travailleurs en Grande-Bretagne sont devenues encore plus criantes. Bien que les luttes intestines au sein du parti conservateur au pouvoir aient augmenté le niveau d’imprévisibilité, il est clair qu’une nouvelle phase d' »austérité » (de difficultés pour la classe ouvrière) est prévue pour les mois et années à venir.
L’actuel ministre des finances va rendre public un programme visant, selon ses propres termes, à prendre des « décisions très dures », dures pour les travailleurs, bienvenues pour les capitalistes. L’objectif immédiat du gouvernement est de regagner la confiance des financiers en trouvant suffisamment de coupes [budgétaires] pour réduire massivement l’écart de 72 milliards de livres (environ 82 milliards d’euros) entre les recettes et les dépenses de l’État.
Cette nouvelle série d’attaques organisées par l’État contre le niveau de vie des travailleurs vient s’ajouter aux difficultés que nous avons mentionnées dans l’article précédent. Le taux officiel actuel d’inflation annuelle reste supérieur à 10%, tandis que les prix des denrées alimentaires ont augmenté de 14% au cours des 12 derniers mois. Il semble presque certain que la prochaine augmentation des prestations sociales sera inférieure au taux d’inflation, c’est-à-dire qu’elles connaitront une réduction de leur valeur réelle.
Le prix du gaz et de l’électricité a augmenté si fortement que le gouvernement a décidé une aide financière pour plafonner le prix pour un « ménage moyen » à 2 500 £ par an – ce chiffre ayant approximativement doublé au cours des 12 derniers mois. À l’origine, l’aide financée par l’État pour éviter des factures encore plus inabordables devait durer deux ans. L’un des premiers effets du passage à l’austérité est la décision de mettre fin à ce régime d’aide au bout de 6 mois, soit à la fin du mois de mars 2023.
Face à la résistance croissante que nous décrivons ci-dessous, des mesures ont également été prises pour renforcer les pouvoirs répressifs de l’État. Le gouvernement a déjà suggéré de durcir encore les restrictions légales existantes autour des grèves. L’une des idées qu’il a fait connaître est d’augmenter encore davantage les niveaux de participation requis pour que le vote d’une grève soit légalement reconnu.
Le gouvernement a également fait part de ses intentions en juillet lorsqu’il a modifié la loi de manière à « supprimer les restrictions contenues dans les précédentes lois sur les syndicats qui empêchaient les entreprises de faire appel à des travailleurs intérimaires pour remplacer les employés qui participent à des grèves ». Une autre législation proposée signifierait que lors des grèves dans les transports, reconnues par la loi, les travailleurs devront accepter d’assurer certains services, faute de quoi ils pourraient être licenciés et les syndicats poursuivis par les employeurs. La nature de cette restriction particulière fait écho à une décision juridique tristement célèbre concernant une grève des chemins de fer à Taff Vale, dans le sud du Pays de Galles – il y a 120 ans !
La tendance à la répression et à l’instauration d’un État fort ne s’arrête pas aux restrictions légales concernant l’organisation et la pratique de la grève autour du travail. Des manifestations et des actions de masse impliquant des éléments d’action directe ont continué à se dérouler dans les rues, interrompues seulement par la période bizarrement surréaliste de « deuil national » qui a suivi la mort de la reine. Ces protestations sont souvent apparues en réponse à l’aggravation des catastrophes écologiques, avec l’émergence de nouveaux groupes axés sur l’action directe tels que « Just Stop Oil » (https://juststopoil.org/). L’évolution continue d’actiions se situant en dehors du contrôle restrictif des organisations conformes à l’État a souvent entraîné des perturbations du trafic automobile ou d’autres activités « spectaculaires ». La réaction de la classe dirigeante à ce sujet a donné l’impulsion aux gouvernements de plus en plus « populistes de droite » pour renforcer leurs pratiques de contrôle social couvertes par la loi.
Il y a eu des exemples isolés de cette nouvelle évolution vers un maintien de l’ordre restrictif lorsque des personnes ont été arrêtées pour avoir exprimé publiquement des opinions anti-monarchiques, soit en criant des slogans ou des revendications, soit en affichant des pancartes.
Auparavant, la première tentative de renforcer la législation contre les manifestants a été la loi sur la police, la criminalité, les condamnations et les tribunaux, adoptée en avril de cette année. De nombreuses manifestations de masse s’y étaient opposées sous le slogan « Kill the Bill » et certaines des pires mesures avaient été rejetées au cours du processus parlementaire. Cependant, un nouveau projet de loi sur l’ordre public est en cours d’examen au Parlement. Un journal juridique résume les mesures : « Le projet de loi sur l’ordre public réintroduit l’infraction pénale consistant à s’accrocher à d’autres personnes, objets ou bâtiments ; il introduit une nouvelle infraction pénale consistant à entraver les grands travaux de transport et les « infrastructures nationales clés », y compris les aéroports, les chemins de fer, les presses à imprimer et les infrastructures pétrolières et gazières ; il étend les pouvoirs d’interpellation et de fouille de la police pour rechercher et saisir des articles soupçonnés d’être utilisés pour des infractions liées à la protestation ; et il réintroduit le concept d’ordonnances de prévention des perturbations graves ». Les auteurs de l’article, de l’International Bar Association [IBA, Association internationale du barreau] – « la voix mondiale de la profession juridique » –, incluent utilement une citation de Mark Stephens, co-président de l’Institut des droits de l’homme de l’IBA, qui déclare : « Il est difficile de voir comment ce projet de loi puisse être conforme au normes fondamentales des droits de l’homme. »
La résistance de la classe ouvrière
Depuis le mois de juin, des secteurs importantes de la classe ouvrière mènent des luttes permanentes à la fois pour défendre les niveaux de salaire et pour riposter à d’autres attaques en dehors des lieux de travail. La vague de grèves sous le contrôle et la direction des principaux syndicats s’est poursuivie dans le cadre des restrictions légales imposées par l’État et respectées par les dirigeants syndicaux.
La série la plus importante de cette vague de grèves en Grande-Bretagne a concerné les cheminots. Cette lutte a commencé en juin et se poursuit. Trois autres grèves de deux jours sont prévues pour début novembre et d’autres scrutins sont également prévus pour permettre la poursuite des grèves jusqu’en 2023.
Les postiers ont également entamé une série de grèves de 19 jours, prévues d’octobre à décembre.
Comme nous l’avons écrit plus tôt dans l’année, nous voyons des couches de travailleurs qui font grève pour la première fois. Un exemple de grève sur un site sans antécédents récents de combativité est celle du port de Felixstowe (sur la côte est de l’Angleterre), rejointe ensuite par les travailleurs du port de Liverpool (dans le nord-ouest de l’Angleterre). Une série de grèves d’une semaine a eu un impact considérable sur les chaînes d’approvisionnement et la circulation des biens alimentaires et autres produits.
Dans l’ensemble, il reste à voir dans quelle mesure ces luttes salariales prolongées aboutiront à une augmentation des salaires convenable cette année ou au début de l’année prochaine.
Bien que les grèves actuelles et futures dans le secteur public aient fait l’objet d’une grande publicité, des luttes ont également eu lieu dans le secteur manufacturier.
En juillet, les travailleurs des chocolateries Cadbury, qui font partie de la multinationale Mondelez, ont accepté un accord dont leur syndicat « Unite » s’est félicité dans un gros titre « Unite obtient jusqu’à 17,5% d’augmentation de salaire pour 1.000 travailleurs de Cadbury ». Un tel accord aurait en effet été une véritable victoire – un accord probablement supérieur à l’inflation en cours. Malheureusement, même en lisant la description faite par Unite lui-même, l’accord est loin d’être une victoire. Leur propre communiqué de presse précise clairement que les 17,5% comprennent des primes et non une augmentation du taux de salaire de base. Plus important encore, l’accord est conclu pour deux ans, ce qui signifie qu’il y a de fortes chances qu’il soit dépassé par l’inflation. Ceci dit, cet accord est meilleur que beaucoup d’autres qui sont proposés, ou même acceptés.
Il semble que Cadbury’s ne soit pas la seule entreprise de transformation alimentaire où les niveaux de profit permettent de faire surgir des revendications locales. Un numéro actuel d’un magazine professionnel, « Food manufacture », présente des informations provenant de deux syndicats, Unite et GMB, détaillant les actions de grève en cours ou imminentes pour obtenir des salaires plus élevés. On y trouve notamment une grève à Bakkavor, une usine de transformation alimentaire du Lincolnshire (est de l’Angleterre), où une première grève de 700 travailleurs est prévue pour 9 jours au début du mois de novembre. La revendication porte sur « une augmentation qui reflète la hausse du coût de la vie » après que les travailleurs aient rejeté une offre de 6,5%. Les articles détaillent également les actions prévues dans trois autres entreprises de production et/ou de distribution de produits alimentaires et de boissons, où les syndicats négocient des augmentations d’environ 9,2%, soit le taux d’inflation officiel du début de l’année.
Au cours de l’été, des grèves sauvages ont éclaté sur les plates-formes offshore de la mer du Nord où s’opère le forage du pétrole et du gaz. Le syndicat « Unite » semble maintenant avoir repris le contrôle de la situation, mais les travailleurs ont massivement rejeté une offre salariale de 5%. Trois autres grèves de deux jours sont maintenant prévues entre début novembre et mi-décembre.
Tout comme les syndicats ont confirmé leur contrôle sur les grèves de la mer du Nord, de manière générale les activités de l’été ont été marquées par le maintien de l’emprise des syndicats sur les grèves, les enchaînant dans des limites légales et bloquant tout potentiel de propagation efficace des actions ou de coordination au-delà de leurs périmètres. Le rythme du processus est toujours dicté par le cadre reconnu par l’État, les employeurs et les syndicats. De nombreuses grèves, comme celles des chemins de fer, se sont enlisées dans des « guerres d’usure » prolongées, tandis que d’autres secteurs, notamment les travailleurs de la santé et les enseignants, sont toujours prisonniers de processus juridiques débilitants préalables à la grève.
Dans tous ces cas, et dans bien d’autres, il reste à voir ce que l’avenir nous réserve. Jusqu’à présent, il n’y a eu que très peu, voire aucun, règlement véritablement supérieur à l’inflation. En l’absence de toute « indexation » ou de suppléments déclenchés par l’inflation, la combativité des travailleurs sera mis à rude épreuve s’ils doivent s’engager dans une course annuelle aux augmentations salariales pour suivre la hausse des prix.
De manière plus positive, il y a également eu des exemples concrets d’action et de solidarité se propageant en dehors du territoire national. En mars, les dockers de Rotterdam ont mené une action de soutien aux travailleurs des ferries licenciés par P&O. À l’heure où nous écrivons ces lignes, l’approfondissement de liens effectifs avec les travailleurs impliqués dans la vague de grèves en France serait une impulsion importante pour la lutte de classe des deux côtés de la Manche.
Au-delà de la lutte pour les salaires
En plus des manifestations d’action directe autour des questions environnementales mentionnées précédemment, l’été a également vu le début d’une résistance organisée autour du coût de l’électricité et du gaz – les principaux combustibles utilisés pour le chauffage et la cuisine.
La campagne « Don’t Pay UK » (DP) s’est mise en place autour de trois revendications : la limitation des prix en les baissant au niveau d’avant avril 2021, la fin de l’obligation pour les usagers d’accepter les compteurs à prépaiement, beaucoup plus chers, et l’instauration de tarifs d’urgence pour éviter des souffrances et des décès inutiles pendant l’hiver prochain.
Pour atteindre ses objectifs, DP prévoyait initialement de réunir 1 million de signataires s’engageant à refuser de payer les factures d’énergie lorsque cette « masse critique » serait atteinte. Suite à la décision du gouvernement de ne maintenir le prix fixe que pour 6 mois, la campagne devrait commencer à encourager ses partisans à annuler immédiatement leurs paiements ou à prendre d’autres mesures en solidarité avec les plus de 2 millions de ménages qui sont déjà endettés à cause de leurs factures d’électricité.
Des signes de la contre-offensive
Nous avons déjà mentionné les initiatives visant à accroître les pouvoirs de la police et des tribunaux en matière de grève et de manifestations. D’autres signes indiquent que les employeurs commencent à riposter pour défendre leurs positions.
Une école à Romford semble avoir été la première utilisation de la nouvelle loi permettant de faire venir des travailleurs pour briser une grève. Cette décision ne serait pas possible, par exemple dans les chemins de fer, où des compétences, une formation et parfois une certification reconnue sont requises. En revanche, le précédent a été créé pour briser les grèves de travailleurs dans des situations où ils peuvent être remplacés par des travailleurs extérieurs avec seulement un minimum de formation ou de préparation.
Un autre domaine où les employeurs contre-attaquent est celui de Royal Mail, l’entreprise de distribution postale, qui fait partie de « International Distribution Services ». Au début du mois d’octobre, après le début de la série de grèves successives, Royal Mail a menacé de supprimer jusqu’à 10 000 emplois en 2023.
L’un des résultats de ces conflits contrôlés par les syndicats qui se transforment en une série d’actions qui sont déclenchées puis interrompues tout en s’étendant sur plusieurs mois peut avoir comme vraie conséquence une démoralisation des travailleurs. Ce processus n’est pas inévitable si les travailleurs brisent le cloisonnement et les restrictions légales avec lesquels les syndicats sont heureux de travailler. En attendant, les grands employeurs, en particulier dans les « services » du secteur public, pourraient bien se contenter de laisser faire des actions contrôlées prolongées qui leur permettraient de réduire leurs dépenses salariales à court terme tout en attendant que l’épuisement et la désillusion s’installent.
Une tactique adoptée par la gauche réformiste consiste à détourner délibérément l’attention des activités qui peuvent être ouvertes à l’auto-organisation de la classe ouvrière et à la déplacer vers les illusions de l’électoralisme. Cette tactique va probablement fluctuer au cours de la prochaine période, car les prochaines élections générales britanniques pourraient ne pas avoir lieu avant janvier 2025, bien qu’une date en 2023 ou 2024 soit tout aussi probable.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, les forces qui se conforment à l’État au sein du Parti travailliste et des syndicats utilisent le degré de chaos qui règne au sein du Parti conservateur au pouvoir pour réclamer des élections générales. C’est là une stratégie adoptée de longue date par la gauche. Il s’agit d’une démarche essentielle pour détourner l’énergie de leurs partisans vers une voie entièrement sûre et familière pour l’ordre de la classe dirigeante. Par exemple, dans la campagne Don’t Pay UK, un argument est apparu selon lequel « la tâche immédiate est de forcer des élections générales ». En réponse à l’appel à une manifestation le 5 novembre appelant à des « élections générales maintenant », la proposition était que « toutes les énergies de DP devraient, pour le moment, être consacrées à en faire une énorme protestation ». Ou, en d’autres termes, au lieu de travailler avec ceux qui sont incapables de payer leurs factures, nous devrions aller marcher à travers Londres pour écouter un flot de moulins à paroles de gauche nous dire comment une élection va résoudre nos problèmes.
La phase suivante
En Grande-Bretagne, les attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière sont certainement les plus sévères depuis la restructuration massive des années 1980 et probablement depuis les conditions de la crise mondiale des années 1930. Si l’on prend en compter la nécessité croissante et généralisée pour les travailleurs de recourir aux banques alimentaires caritatives et le caractère inabordable du logement et du chauffage, il y a tout lieu de penser que notre lutte quotidienne pour la survie a des caractéristiques plus proche des années 1930 que des années 1980.
Comme partout ailleurs dans cette crise mondiale du système basé sur le profit, nous pouvons nous attendre à ce que la résistance de la classe ouvrière se poursuive alors que la classe qui possède et contrôle cherche continuellement à transférer davantage le fardeau sur la classe des producteurs. Les objectifs conscients de la plupart des personnes en lutte ont commencé avec une vision limitée. Il n’est pas exagéré d’imaginer ou d’exiger pour nous-mêmes l’essentiel de ce qui fait la vie dont la classe dirigeante continue de jouir – être en mesure de nourrir, d’habiller et d’élever sa famille, savoir que des soins de santé adéquats sont disponibles en cas de besoin, chauffer sa maison sans s’endetter, respirer un air qui ne soit pas toxique, pouvoir fournir soins et soutien à tous ceux qui en ont besoin, avoir des loisirs sains disponibles pour tous et des installations éducatives et sociales sûres et stimulantes pour nos enfants.
C’est au cours de ces luttes initialement défensives que les travailleurs acquièrent le potentiel de découvrir à nouveau les possibilités de reconstituer la société. Lorsque les luttes se généralisent, débordant les divisions artificielles tant à l’intérieur des lieux de travail qu’entre travailleurs en lutte à l’intérieur et à l’extérieur des lieux de travail, alors les travailleurs commencent à entrevoir la forme d’un monde nouveau – un monde qui permette une satisfaction durable des besoins basée sur la coopération des producteurs « librement associés ».
Ned Ludd
Octobre 2022
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Traduction : JF (29-10-2022)
Source : https://www.angryworkers.org/2022/10/29/continuing-struggles-in-great-britain/