Loi travail : aléas nec mergitur
L’article qui suit est paru dans le numéro 260 de mai 2016 du mensuel Courant Alternatif.*
Nous y présentons une analyse de la lutte contre la « Loi travail » et des différents acteurs en présence à un moment où l’issue incertaine dépendait déjà de la cohérence des initiatives et de la cohésion des opposants. Chacun-e saura que cette lutte de première urgence, comme la brutalité de sa répression , sont montés en puissance depuis le 26 avril, date de sa rédaction. Ce texte est donc un regard sur les mobilisations des mois de mars et avril 2016.
* sur abonnement (voir ici)
Un mouvement incertain mais qui ne sombrera pas !
S’il est hétéroclite à bien des égards, le mouvement – appelons-le ainsi par simplicité – contre la “loi travail” présente un certain nombre de constantes. Le spectre des positions, bien qu’il soit défini sur un fond commun de refus du projet Valls/Macron/El Khomri/Medef est aussi large que ses approches contradictoires, voire conflictuelles, et les formes variées des actions et réactions qu’il suscite. Regard sur l’état des lieux de cette lutte.
À l’origine le PS et le Medef sortent un texte de connivence qui vise à réduire toujours les conditions des travailleurs tout en optimisant les latitudes du patronat (voir CA N°259). Double jeu et discours indigents n’ont cessé d’être l’assise politique du PS au pouvoir. Ce nouveau tombereau de cadeaux au patronat inciterait ce dernier à l’inversion de la courbe du chômage. Passons. Sans doute, les collaborateurs d’Hollande et de Gattaz avaient-ils imaginé un scénario basique. La présentation de l’avant projet de loi susciterait quelques indignations, quelques aménagements – replis stratégiques préparés à l’avance – seraient vite baclés, la droite voterait la loi comme un seul homme après quelques amendement de principe et tout serait dit. Et pourtant…
Chacun est dans son rôle
Sur le plan syndical en terme d’appareils d’abord. Les intersyndicales, quand elles existent prennent la forme de cohabitation a minima. Logique puisqu’elles sont concurrentes autant que les boîtes du Medef. Représentativité, influence, subventions, gestion de caisses… autant de cadavres dans les placards des sièges qui font qu’un minimum d’apparences doit être sauvées. La CFDT n’a pas failli à sa fonction lénifiante, qui très vite a pu se satisfaire des aménagements à la marge consentis par le gouvernement.
Des divergences sévères sont apparues à certains endroits entre l’un et l’autre syndicat (CGT et Solidaires au moins), en particulier sur des questions de pratiques et de contrôle, des jeunes notamment. Nous y reviendrons.
Les centrales n’ont en effet pas intérêt à se laisser larguer par leur base et doivent s’embarquer dans le train. D’abord en s’accrochant vaille que vaille à la lutte initiée par les étudiant-e-s et lycéen-ne-s, lesquel-le-s n’entendent pas/plus, selon les endroits, se laisser voler leur mouvement ni dans les modalités, ni sur le fond. Le secteur privé ne s’est pas encore manifesté, mais son entrée massive dans la danse ne viendra que des volontés des salarié-e-s de la base, conscient-e-s des intérêts communs, de classe , quel que soit la génération ou le statut. Au sommet, les bureaux jouent le discours offensif, à l’exemple de l’affiche de la CGT relative à la répression mais ne pourront guère faire illusion tant ils ont troqué depuis des lustres toute velléité de rupture au profit d’un réformisme de collaboration. Or c’est bien d’un refus même de négocier dont il s’agit au premier chef, dès le premier jour.
Pour le moment, ce sont bien les lycéen-ne-s et étudiant-e-s qui portent le mouvement. Et qui sont les premiers à morfler. La répression policière et juridique est systématisée, au rythme des provocations, des infiltrations des incantations aux “casseurs”, sur fond d’état d’urgence et de crise du capital. Peut-on pour autant parler stricto sensu de mouvement ? Les faits démontrent une réelle mobilisation aux journées de manifs nationales déposées. Les cortèges, souvent nombreux en comparaison des défilés traîne-savate où la sono se substitue au cri collectif, sont généralement composés de la frange citoyenniste la plus consciente et concernée mais aussi des “vétérans” des luttes pour les retraites et contre le CPE – dont la sociologie est comparable –; ce qu’il reste de la gauche de la gauche en passant par les opportunistes de compétition ( Front de gauche et autres “sixième républicains”, PC, MJS (!) ); les mouvances anarchisantes sont forcément de la partie ainsi que les différentes nuances de la radicalité.
Les Nuits debout
Relais des revendications des cortèges, le moins que l’on puisse dire est que, paradoxalement, ces rassemblements restent indéfinissables quant aux attentes de leurs participant-e-s. On se gardera bien de porter un jugement sur le bien-fondé ou non de cette initiative. Cependant, il est difficile de ne pas s’interroger sur la multitude de questionnements que génèrent les débat nocturnes et au-delà. Si l’opposition à la “loi travail” est voulue motrice, les déclarations, les échanges s’engagent sur l’ensemble des problèmes liés à la domination capitaliste sous toutes ses formes et sur les plans nationaux, européens, internationaux. Une réminiscence d’Indignés, en somme. Cela va de la privatisation de l’eau à l’élection dans la violence de Sassou N’Guesso au Congo Brazzaville; des “Panama papers” à la possibilité pour les sourds et malentendants de communiquer par téléphone… Mais aussi le soutien aux migrants, les luttes de boîtes non médiatisées et une “commission grève générale” qui vise à une jonction avec les travailleurs et aider “ceux qui ne savent pas comment faire grève” (!) Cette commission énonce que “La grève générale est un levier nécessaire pour faire pression et prendre le pouvoir.” Mais à qui ira ce pouvoir ?
C’est là que la dimension politique est intrinsèquement une ambiguïté de ces rassemblements. D’un côté, un refus d’être catégorisé, identifié dans un positionnement net. En même temps, l’accueil enthousiaste fait à Varoufakis ou l’intervention de François Ruffin (Fakir) chez Ruquier pour conspuer Gattaz en dénote une évidente aspiration à quelque chose comme Podemos ou Syriza. Difficile de dire de quel objet politique il s’agit. Un citoyennisme d’inspiration “Occupy Wall Street”, gauchisant mais pas classiste à l’évidence. La bourgeoisie a relégué l’espace d’expression populaire aux confins du mode associatif subventionné, de la « contre-culture » médiatiquement encadrée, de l’« opinion publique » indéfinie. Le jeu démocratique républicain en fait la seule dépositaire de la parole politique. Les Nuits debout offrent au moins la possibilité de combler ce vide. On ne saurait pour autant se satisfaire d’un simple soulagement et l’on peut se demander si, au delà de son aspect de « thérapie citoyenne », cette ré-appropriation du discours débouchera sur une lutte directe en lien avec les mobilisations actives contre la loi dite El Khomri. Bref : quelles perspectives ?
F. Ruffin déclare vouloir “leur faire peur”. Notamment et en principe par la convergence des luttes. Et effectivement, bien qu’encore frileuse, on peut sentir la volonté de la construire au travers du rapprochement de certains zadistes et paysans de Notre dame des Landes ou de la visite d’ouvriers en lutte, par exemple.
Mais force est de constater que la peur ne s’est pas installée au PS. La première évacuation s’est produite un petit matin sans heurts avec autorisation paternaliste de revenir le soir…
Journées agitées
Non, ce qui règne au PS, c’est l’énervement, le coup de sang que provoque comme tous les tiers de siècle en moyenne, et quand la gauche est dans l’opposition la partie la moins “Génération future” homologuée. Une frange de la jeunesse qui monte au créneau contre le système d’exploitation dans lequel elle se voit déjà enfermée.
Et comme à chaque fois, même mépris des autorités sur le mode : petite manif, pédagogie en retour pour expliquer que c’est pour un bien et retour à la maison. Échec de la leçon, durcissement des positions des jeunes qui ont tout compris et mise en œuvre d’actions décidées à la base et localement : blocage de bahuts, entraves à la circulation, assemblées intempestives…
Sur le plan géographique, si la mobilisation est forte, la fiabilité dans la durée repose sur plusieurs facteurs. L’ancrage militant et réactif dans des villes comme Paris, Rennes, Nantes, Toulouse ou encore Lille, Lyon… augure d’une possibilité d’une montée en puissance de la lutte et de sa pérennité. Les pratiques et les liens entre les individus et, stratégiquement, d’organisation – il ne s’agit pas en l’occurrence d’intersyndicales de circonstance – comptent également. Ainsi la tenue d’assemblées générales décisionnaires est un atout autant qu’une garantie d’appropriation de la lutte. Autant dire que dans les villes où des AG réelles sont pour l’instant inexistantes, faute de volonté, de nombre ou simplement d’investissement d’un lieu de discussion l’hypothétique mobilisation est vouée au tape-à-l’œil et à la mort annoncée, pour ne pas dire programmée.
Il reste sans doute aussi indispensable de coordonner un mouvement d’ensemble plutôt que d’en rester à la stratégie des places fortes. L’État et ses forces de répression auront d’autant plus de mal à organiser une réponse globale qu’à “reconquérir” bastion après bastion. C’est aussi la possibilité d’une mutualisation matérielle, juridique, logistique et surtout d’une objectivation commune et de créer un rapport de force offensif plus que basiquement protestataire.
Reste la nécessaire mobilisation des salariés, première cible de la loi El Khomri… Autrement dit, que la grève générale, exclusivement limitée par l’abandon du projet, advienne. Il est de toute première instance de recourir au seul langage que comprenne la bourgeoisie : le blocage de son économie. Entraver la production, la circulation marchande et énergétique et tout négoce. Le nombre de grèves éparses et isolées du moment n’est pas négligeable ! En effet, des luttes de boîtes ou carégorielles récurrentesl s’expriment tous azimuts : les intermittentsl du spectacle, les cheminots, les salarié-e-s de XPO logistics, les ouvriers de la Continentale de nutrition à Boulogne sur Mer, et tant d’autres… Manque l’agrégation au combat général pour en faire un mouvement. Et puis il est une évidence : le gouvernement, l’opposition, les staffs politiques et syndicaux sont en pleine capilotade et perdent tout contrôle, à commencer par celui de leurs propres institutions se résumant à de simples appareils politiquement déserts.
Enfin !
La situation dans laquelle s’est fourré le PS est intenable. Outre les bagarres dans ses propres rangs, ses tentatives de se re-concentrer sur l’électorat du centre voire un peu plus à droite où Macron souffle Valls, malgré le vague affichage d’un maintien à gauche dont personne ne veut, pour des raisons de stratégie clientéliste d’ailleurs, rien n’y fait, pas même la guignolade / thérapie de groupe « Hé, oh, la gauche » du 25 avril : tout fout le camp. On apprend maintenant que Gattaz poussé par les barons du Medef refuse de voter la “loi travail” hors sa version initiale, celle-là même qui a rempli les rues…
Parallèlement, la traduction classiste des Nuits debout par la conjugaison unitaire des actions des étudiants, des salariés, sans emploi, retraités, zadistes, migrants reste un scénario à écrire de la lutte en cours.
Les socialos et leurs derniers inféodés ne peuvent même plus choisir leur camp. Le PS n’a plus d’intermédiaires face aux contestataires; reste la police, recours systématique. Le PS est condamné. Et d’un !
Boulogne sur Mer le 26 avril 2016