Discussion avec les camarades de la revue Partisan à propos de l’enquête ouvrière
Nous livrons le contenu de la discussion que nous avons eu avec un camarade de la revue Partisan publiée par l’OCML-Voie-prolétarienne au sujet de l’enquête ouvrière en général et de la publication de « Avant de faire le tour du monde… » en particulier. Cet interview vient d’être publiée dans le dernier numéro de leur revue*.
Ce moment d’échange, par delà nos divergences réelles et historiques, fut l’occasion de partager nos points de vue respectifs sur la période en dehors de tout sectarisme et dans une atmosphère chaleureuse. C’est suffisamment rare dans les milieux militants d’aujourd’hui pour que nous le soulignions. Nous remercions ces camarades d’avoir pris contact avec nous et d’être venus à notre rencontre.
Avant de faire le tour du monde, faire le tour de l’atelier…
Enquête ouvrière, 2017-2023
C’est un livre vraiment atypique dans le milieu militant qui vient d’être publié chez Acratie. Il est l’oeuvre du « Groupe Communiste Anarchiste de Boulogne-sur-mer », qui publie le journal « La Mouette Enragée » depuis 1992. On peut le trouver dans quelques librairies militantes, ou le commander à l’adresse suivante La Mouette Enragée BP 403, 62206 Boulogne-sur-mer cedex.
C’est une enquête approfondie, réalisée plusieurs années durant, dans les secteurs de la classe ouvrière et du prolétariat, essentiellement dans la région du Nord-Pas-de-Calais. On y trouve le secteur médical et son intégration croissante dans le business plan du capitalisme mondial (EHPAD, ambulanciers, sage-femme…), les livreurs Uber-Eats, la logistique (Amazon, La Redoute, Verbaudet), les centres d’appel, l’industrie agro-alimentaire, les PME et l’intérim, etc. Ce sont des enquêtes sur le terrain, avec des interviews, le tout d’une grande richesse.
Un tel livre ne pouvait pas nous laisser nous laisser indifférent. D’une part parce qu’il réaffirme la centralité ouvrière dans le projet politique, d’autre part parce qu’il part de l’enquête, qui est un des points clés de notre référence au maoïsme : comme disait Mao Zedong, « celui qui n’a pas fait l’enquête n’a pas droit à la parole ». C’est la base première de la ligne de masse, et donc de la possibilité d’une intervention politique communiste dans les masses et auprès des éléments avancés.
Et ce livre est d’une grande importance pour saisir les évolutions de la classe ouvrière dnas un pays impérialiste comme le nôtre. Et c’est pour cela que nous sommes allés les rencontrer à Boulogne, pour le interviewer, pour mieux comprendre leur travail et leur projet. L’interview est ci-dessous, relue par leurs soins.
Bien sûr, nous ne partageons pas l’orientation politique de ces camarades (et cela se voit à la lecture de l’interview), en particulier ce qu’on peut appeler le culte de la spontanéité révolutionnaire, c’est à dire la recherche des secteurs prolétaires et ouvriers qui vont spontanément être à l’avant garde d’une future révolution sociale. Nous n’allons pas ici reprendre tous les éléments de nos positions, rappelons en particulier que si nous voulons nous appuyer sur tous les embryons de conscience et de pratique révolutionnaires de la classe ouvrière contre son exploitation, nous affirmons sans hésitation qu’elle est spontanément réformiste, la conscience étant aussi -et principalement- le reflet de la soumission de la force de travail au marché capitaliste, concurrence entre ouvrier.e.s et recherche du « meilleur prix » de cette valeur d’échange particulière décrite par Marx il y a longtemps. Nous renvoyons nos lecteurs aux documents de notre organisation, et à notre plateforme politique.
Néanmoins, nous avons des convergences réelles avec « La Mouette Enragée », au delà de la rage ! Ce souci prolétarien, cette recherche de la compréhension de la réalité au delà des clichés, et nous l’avons dit, la centralité ouvrière. Un livre à lire absolument, à discuter, à enrichir, à critiquer.
1- Quelle importance pour vous de la centralité ouvrière, comment voyez vous la différence entre classe ouvrière et prolétariat ?
Sans bien sûr remonter aux restructurations de la fin des années 70, il nous semblait nécessaire de faire le point après des années de défaites répétées et cumulées autour de « la question du travail » posée à l’échelle de la classe : que ce soit lors des mobilisations nationales autour de la casse des retraites ou de la « Loi Travail », des attaques contre les droits sociaux, l’assurance chômage, etc.
On pense que les raisons de ces revers, essuyés dans l’intervalle comprise entre 1995 et aujourd’hui, ne sont pas uniquement liées à des questions de stratégies ou de mobilisations syndicales, mais aussi à une profonde modification de la composition de classe : comprendre pourquoi certains secteurs se mobilisent et d’autres pas, ou très peu … On a observé une profonde modification de la typologie des emplois ces dernières décennies, avec une chute de l’emploi industriel et un transfert massif de la force de travail vers les services et une montée de l’emploi précaire sous de multiples formes…
Maintenant, pour répondre simplement et un peu schématiquement à votre question, nous rangeons dans la catégorie « classe ouvrière » les individu-es qui effectuent un travail productif au sens ou Marx le définit dans les manuscrits de 1861-63(1), c’est à dire un travail exploité qui au sens capitaliste du terme produit de la plus-value… et dans « le prolétariat » celles et ceux qui vendent leur force de travail mais ne l’échangent pas forcément contre du capital… Une personne qui travaille en qualité d’AESH(2) dans le secteur public, s’il faut prendre un exemple concret.
2- Quelle est la démarche de l’enquête, comment voyez-vous les contradictions au sein de la classe (hommes/femmes, français/immigrés…) ?
Vous avez raison, les problèmes spécifiques des travailleuses en tant que femmes sont peu abordés ! Toutefois, les retours d’enquêtes et les témoignages que nous avons collectés dans les secteurs du soin, des plateformes d’appels, de la vente par correspondance, et même dans l’industrie agro-alimentaire émanent essentiellement de femmes. Comme nous l’avons précisé dans l’avant propos, ce livre est une esquisse qui appelle à remettre le travail sur le métier, ce que nous allons faire assurément. Il nous a aussi été reproché de ne pas aborder la question du logement ou celle de la consommation ou du mode de vie…
Délibérément, nous avons fait le choix de nous concentrer sur les lieux et les moments d’exploitation et non sur ceux de la reproduction. Un choix assumé et qui nous offre l’opportunité dans les temps à venir d’ouvrir les chantiers qui ne l’ont pas été …
Vous avez également raison quant à la place octroyée aux travailleurs immigrés dans l’enquête. Ne pensez pas que nous éludons la question, nous avons été très investis de 1999 à 2005 sur ce terrain dans la région de Calais, sur une position de classe et en rapport toujours à cette question du travail, mais dans sa dimension internationale, cette fois. Nous en avons tiré un bilan qui a été édité dans un livre collectif(3). La limite que soulignez vient aussi du fait que dans plusieurs secteurs où nous avons enquêté, les travailleurs immigrés sont très peu présents, si ce n’est absents. A Boulogne-sur-mer, par exemple, les personnes venues du Maghreb ou du Portugal dans les années 60 pour travailler dans les aciéries sont reparties massivement avec les plans de retours associés à la restructuration et la liquidation du secteur… En revanche, dans la région lilloise, nous avons rencontré un certain nombre de travailleurs immigrés notamment à la Redoute, mais les questions spécifiques aux conditions de l’immigration n’ont pas été abordées.
Le rejet de l’autre, de l’étranger, comme la xénophobie sont effectivement une réalité comme le rapporte dans le livre un témoignage provenant du secteur portuaire de Boulogne-sur-mer. Des camarades l’ont enduré personnellement, mais c’est le résultat d’une identité et d’une culture ouvrière particulières qui s’est construite sans apport exogène, dans de petites boites, de génération en génération… Une survivance au jour d’aujourd’hui. Dans les grosses boîtes de la zone portuaire, les rapports sont différents et la xénophobie plus discrète ou absente. Et pour répondre, enfin, à vôtre question, bien sûr qu’il faut combattre le racisme s’il s’exprime au sein de la classe, sans concession d’aucune sorte et spécifiquement si nécessaire …
3- Quelles contradictions avec la petite bourgeoise intellectuelle ?
La question de la bureaucratisation et de la place octroyée aux membres de la petite bourgeoisie dans le mouvement révolutionnaire, en-soi, n’est pas nouvelle(4). Elle se pose depuis le départ et continuera de se poser même à ceux qui tentent de s’en affranchir avec volonté. Ce n’est pas une fatalité, mais de là où nous nous situons, nous répondrons, un peu facilement direz-vous sans doute, que c’est dans le cours du mouvement et du cœur du mouvement lui-même, de sa force et de sa dynamique, que surgiront (ou non !), les éléments de contre-pouvoirs indispensables. La spontanéité est à nos yeux un facteur essentiel, même si comme nous aimons l’ajouter : « la spontanéité, ça se travaille ! »
Ceci dit, cette question se pose aux conditions de la période, c’est à dire que les années 80 sont passées par là… Un cocktail à base de restructurations industrielles, d’emprise plus large et plus longue du système scolaire et de son idéologie bourgeoise sur de plus larges strates de la société, la montée de catégories intermédiaires nécessaires aux conditions de l’exploitation contemporaine, tout cela a favorisé et amplifié le phénomène que vous décrivez. Raison pour laquelle nous avons fait le choix de ne donner la parole qu’à des femmes ou des hommes du rang, la plupart sans mandat syndical, ou entrés en bagarre contre les bureaucraties comme lors de la lutte menée à l’époque à la Redoute par « Les Redoutables ». Initialement, ils étaient à la CFDT pour un certain nombre d’entre eux, mais face à la collaboration de leur dirigeant lors du plan social, ils ont fait sécession. Depuis, il faut tout de même préciser que certains leaders de ce mouvement ont intégré d’autres structures syndicales pour « continuer le combat », avec des concessions parfois surprenantes faites à la cogestion… C’est le cas aussi des femmes de Vertbaudet, au départ pas syndiquées, mais qui ont rejoint majoritairement la CGT qui a cadré la grève puis les négociations.
4- Marxisme et communisme comment enquêter sur la conscience politique, au sens large ?
Évidemment la question est politique et révolutionnaire. A plusieurs reprises, nous nous référons à Tronti au début du livre, même si comme vous le savez, nous ne sommes absolument pas léninistes. Tronti affirme dans l’un de ses derniers ouvrages que : « … sans classe ouvrière, pas de politique ! » Nous ne l’interprétons pas de la même manière que lui, puisqu’il a été sénateur, mais son énoncé dit le tout, à savoir que sans la présence et l’intervention de la classe ouvrière, rien n’est possible fondamentalement ! Maintenant, cette notion de « la conscience » n’est pas restée en arrière plan, mais c’est la question « casse-gueule » par excellence, à plus forte raison quand le mouvement ouvrier traverse, comme c’est le cas actuellement, une crise profonde. A notre avis, la conscience est une catégorie à manipuler avec précaution car elle fait intervenir une dimension psychologique induite dans le rapport et le passage du personnel au collectif et vice et versa. Et l’enquête se mène plutôt au cas par cas, c’est d’ailleurs l’une de ses limites. Excepté, dans les moments de forte conflictualité où elle prend alors une autre tournure…
5- Quelles perspectives à ce livre et cette enquête ?
Nous allons poursuivre notre chemin et l’enquête par la même occasion, pour toutes les raisons et les insuffisances que vous avez soulevées à juste titre. Nous commençons à peine à parler de notre travail autour de nous, et souhaitons échanger à son sujet le plus largement possible et ainsi favoriser les rencontres. Et dans l’état d’esprit que vous évoquez dans votre introduction, c’est à dire en dehors de tout sectarisme ! Aussi, cette enquête est l’occasion de prendre des contacts dans des secteurs clés où demain, peut-être, se noueront des enjeux lors d’un mouvement social (grèves, blocages, etc). Nous manquons souvent de temps et d’espaces lorsqu’éclate un conflit, tant les prolétaires sont de plus en plus atomisés. L’enquête, au-delà d’être un outil d’analyse, s’avère être aussi un outil au service de la lutte des classes, pour s’organiser à la base.
Boulogne-sur-mer, Lille, Marseille.
Le 20/04/2024.
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(1)Théories sur la plus value. (Livre IV du Capital).
(2)AESH : Accompagnant des élèves en situation de handicap.
(3)De Sangatte à Coquelles. Situation et interventions (1999-2004).
https://lamouetteenragee.noblogs.org/files/2017/05/sangatte-coquelles.pdf
(4)Qu’on soit d’accord ou pas avec les conclusions qu’il en tire, J.W. Mahkaïski avait dès la fin du 19° siècle posé le problème à sa façon.
* Pour en savoir plus :
OCML-VP : contact@ocml-vp.org
BP 133 – 93213 Saint-Denis La Plaine cedex
Le site de OCML-VP : http://ocml-vp.org
Les camarades de l’OCML-VP animent également le site « Où va la CGT ? » dont nous recommandons la consultation : http://ouvalacgt.over-blog.com