Tout commence par un mouvement étudiant d’ampleur nationale, redite quasi annuelle où l’on croit deviner ça et là le dépassement des traditionnelles revendications matérielles. Dans quelques endroits, les étudiants affichent la volonté de rattacher la problématique au fonctionnement de la société elle-même. Une approche qui semble un peu nouvelle dans la période et trouvera un début de concrétisation au travers de la rencontre dans l’action des étudiants et des travailleurs (1). En parallèle, l’attaque frontale du gouvernement sur deux dossiers : la sécu, fonds de commerce de FO, et la SNCF,secteur rompu de longue date aux luttes fournira les ingrédients nécessaires à l’émergence d’une dynamique qui allait dépasser le cadre étroit du départ.
En complément, un article Wikipédia ici pour se rappeler la chronologie
LA LIGNE EST COUPÉE…
Première surprise et non des moindres, ce mouvement éclate en pleine hystérie sécuritaire. Depuis des semaines, la France vit quadrillée par l’armée et la police. La vague d’attentats de l’été avait fourni l’occasion au gouvernement Chirac de s’assurer au travers de son plan Vigipirate l’adhésion de la population à son endroit et de museler ainsi les foyers de tension sociale que sont les banlieues. Une façon déjàéprouvée de taire les véritables problèmes, d’atomiser toujours plus les individus sur fond de basses besognes diplomatiques. Rien donc, ne laissait présager un retour en force de la lutte. Et pourtant…
… LA COMMUNICATION ROMPUE !
Régulièrement dans les médias, on attribue l’échec du gouvernement à un défaut de communication. Ainsi, ce ne serait pas le contenu de la « réforme » qui serait en cause, mais la manière avec laquelle elle fut présentée aux travailleurs. Il est certain que la gauche se serait montrée moins maladroite dans sa façon de gruger le client. Question de style…
Pourtant, les multiples tentatives de culpabiliser les grévistes échoueront. Il faut remonter à la période de la Guerre du Golfe pour retrouver des médias se déployant au grand jour comme les alter-ego du pouvoir. A leur tour, les « comités de défense de la République », comme les “comités d’usagers” feront long feu. Le divorce avec le pouvoir est patent et toute manœuvre de division échouera. Le spectacle disparaît pour un temps, c’est la vie qui reprend ses droits, et ce cheminot de Rouen ne s’y trompait pas quand il affirmait: « Faudra plus faire confiance qu’en notre propre communication ! «
SUR QUEL ECHIQUIER SE JOUE LA PARTIE?
Le front des attaques menées par le pouvoir va catalyser le mécontentement et déboucher sur une lutte défensive de grande ampleur. Mais cette fois, les catégories sociales prises comme cible inaugurent une redéfinition du champ de la lutte des classes. Le secteur public après le textile, la sidérurgie, l’automobile, les chantiers navals ou la petite paysannerie se retrouve à son tour dans le collimateur des restructurations. Que ce soit le contrat de plan de la SNCF,les privatisations de France-Telecom, la fin du monopole d’EDFet plus globalement la casse de la “Sécurité sociale”, les enjeux du conflit sont ceux de la redistribution du capital en matière de services dans une économie globale où le cadre national est en phase de dépassement.
LA LUTTE ENTRE LES CLASSES AU GRAND JOUR
On a assisté à un renouveau identitaire, que ce soit au travers des slogans, comme le très prisé : « tous ensemble« , ou par le dépassement des clivages catégoriels. Le sentiment d’appartenance était de nouveau vécu comme porteur de sens autant que comme une nécessité. Les travailleurs ont, dans ce conflit, renoué avec leur histoire et redécouvert pour un temps les possibles de l’action collective. Baptême du feu pour des générations de jeunes et de salariés, l’automne 1995constitue dorénavant une référence qu’ils ont contribué à construire. La première pour bon nombre d’entre eux. C’est à un retour fulgurant du politique auquel on a assisté. Non pas celui des appareils discrédités d’un bout à l’autre de l’échiquier mais à celui de la prise en charge par les travailleurs de leurs propres problèmes.(2)
Le système des valeurs de cette société n’a pas non plus été épargné. Les multiples actes de solidarité qui se sont exprimés, basculement en heures creuses, le transport gratuit, le ramassage des ordures dans les quartiers populaires, les aides financières multiples, souvent par l’action directe, ont contribué à battre en brèche le conditionnement de la société du spectacle sur un court laps de temps. Simplement les gens étaient heureux d’être ensemble, enfin ensemble dans la rue. C’est bien la démonstration qu’il est possible de vivre autre chose et autrement. Ce que beaucoup exprimèrent à leur façon : « Les gens parlaient, rigolaient de tout.. comme dans une fête » (un marcheur de Paris en grève). « Ils se disent que quelque chose est peut être en train de changer. Ils savent qu’ils peuvent rêver » (Un manifestant le 28.11.95).
FORCER L’HORIZON ?
« Insurrection ! » (Titre d’une affiche placardée dans un local de la gare Paris-Nord). Un prétexte, le plan Juppé ? Non, bien sûr, mais on exprima plus que la défense d’acquis sociaux et du service public. De façon confuse, c’est partout : dans les AG, dans les manifs, lors d’actions … que jaillit le ras-le bol d’une société basée sur le fric et la compétition. Pourtant il est difficile d’y entrevoir clairement la volonté affichée d’une rupture. Est-ce à déplorer ? Certainement, mais l’absence de la gauche pendant le mouvement sera peut-être apparue comme un espace dans lequel pourra s’exprimer avec discernement au fur et à mesure des luttes prochaines, la nécessité de redéfinir les contours de ce que l’on veut vivre et non plus nous faire vivre. D’ailleurs, revenons un instant sur la position de la gauche. Le P.S. a brillé par son silence, bien sûr, il avait appuyé le plan Juppé et son absence totale de projet politique a démontré son inutilité et sa nocivité. Il est resté caché, il avait tout intérêt. Quant au PCF qui n’impulse, ni ne contrôle plus les luttes depuis belle lurette, il s’est retrouvé, lui aussi, sur la touche.
DU COTE DES SYNDICATS
Un des traits de ce mouvement fut sans nulle doute l’espace qu’y occupèrent les organisations syndicales. Localement, si elles apparurent comme les représentants légitimes de la contestation, la gestion quotidienne des rassemblements releva autant de l’accompagnement que de l’encadrement. Pour autant, on ne saurait affirmer qu’elles furent débordées par la base. D’abord, parce que dans la région, la lutte, si elle a connu des moments forts, n’exprima peut-être pas la radicalité qui se fit jour à d’autres endroits (occupations de mairies, séquestrations, sports gratuits .. ). Dans le même temps, on ne saurait ignorer les manifestations de mauvaise humeur qui secouèrent certains bureaucrates. Un vent de fronde caressa les rangs de la FEN dont les pratiques quasi staliniennes et les revendications catégorielles en échaudèrent plus d’un. A EDF, c’est le représentant de la CFDTqui se fit remercier après sa tentative d’explication de la position de Nicole Notat. La FSU, quant à elle, joua sur les deux tableaux empêtrée dans sa logique de syndicat co-gestionnaire au vernis revendicatif. Même si la grève fut reconduite pendant une semaine en AG, toute tentative d’ouverture interprofessionnelle fut occultée, ce qui ne fut pas le cas sur l’ensemble du territoire, bien sûr.
Mais pour comprendre l’événement sous son jour syndical, il faut revenir dix ans en arrière. Une longue descente aux enfers qui se traduit par un taux de syndicalisation de 8 % en 1995 et l’émergence des fameuses coordinations dans les mouvements qui jalonnèrent la période : cheminots 86, infirmières, enseignants… auront, pour le moins, incité plus d’un bureaucrate à la prudence. Il est évident qu’au fil du mouvement, et dans ce contexte, les syndicats relégués à une fonction d’assistance technique, ne pouvaient diriger une situation qui les dépassait de fait. Les confédérations avaient retenu la leçon et toute tentative un peu dirigiste de leur part pouvait conduire à un nouveau clash avec la base. Sans nul doute, durant le mouvement, ils auront tiré leur épingle du jeu.
Mais surtout, c’est maintenant du pouvoir lui même que les organisations syndicales vont recevoir les sollicitations les plus pressantes. Car l’une des principales victoires de l’automne aura été l’échec de la politique de communication de l’État. Un État qui devra recourir impérativement à la responsabilité des corps intermédiaires et au premier rang desquels figureront les syndicats dans le but de désamorcer toute expression non digérable par le système. Car quel autre acteur intégré à l’appareil d’État se prêterait le mieux à cette fonction, si ce ne sont les syndicats ?
D’ailleurs, il est une question qui est revenue sans cesse durant ces semaines de luttes : pourquoi le secteur privé n’ a-t-il jamais rejoint la lutte ? On nous a bien expliqué que le privé avait le sentiment d’être dans la grève par procuration, qu’une formidable manifestation de soutien s’éleva de ses rangs malgré les tentatives de division opérées par le pouvoir et par quelques intellectuels serviles. Pourtant, comment expliquer que les grandes entreprises dans lesquelles des sections syndicales sont implantées soient restées hors de la lutte ? La réponse c’est Blondel qui nous la sert lorsqu’il revendique la « généralisation » de la grève, qu’il prend soin de distinguer de la grève générale. Il est certain que l’entrée en scène du privé aurait chamboulé singulièrement le scénario qui s’acheva par le guignolesque “sommet social” que l’on sait.
Pour l’heure, nous allons assister à une redéfinition du paysage syndical. Le contexte international (chute du bloc de l’Est), a manifestement joué en faveur du rapprochement entre la CGT et FO durant plus de trois semaines. La confédération de Viannet a d’ailleurs, dans les derniers textes de son congrès, tiré un trait sur le dépassement du capitalisme. La CFDT va-t-elle, une nouvelle fois, purger ses rangs pour apparaître comme le plus collabo des appareils, entendez l’interlocuteur privilégié du pouvoir ?
QUELLES PERSPECTIVES ?
Comme nous l’affirmions dans un tract que nous avons distribué le 12 décembre dans la manifestation boulonnaise : « C’est bien les travailleurs à la base, syndiqués et non syndiqués unis, qui sont la force de ce mouvement… et qui ne gagnera que si la base renforce sa détermination. Un mouvement qui doit se coordonner par exemple par des assemblées locales, interprofessionnelles, avec les chômeurs, et les étudiants, élisant directement leurs représentants… »
Nous n’obtiendrons que ce que nous prendrons!
Boulogne-sur-mer. Février 1996.
1) Ces rencontres ont montré que bien des barrières étaient tombées durant l’automne. Est-ce à dire que les étudiants ont rompu avec l’ apolitisme naïf et imbécile qui les caractérise ?
2) Grand absent du mouvement, le Front national. Voilà la démonstration que seul le retour des luttes peut contraindre l’extrême droite à la boucler et à amorcer un recul.
Ce que disent les images de l’époque (aperçu, montage INA)